La situation humanitaire dans l’état Kayah est catastrophique et risque de se détériorer davantage encore dans les semaines et mois à venir. Plus de 100 000 personnes, soit environ un tiers de la population de l’état Kayah (300 000 habitants) — le plus petit des sept états que compte la Birmanie, à l’est du pays — ont été déplacées par les affrontements entre les troupes du Conseil administratif d’Etat (SAC), la Tatmadaw, et une coalition de bataillons armés issus de la résistance civile et d’organisations ethniques armées (OEA). Un gigantesque afflux de personnes déplacées internes (IDP) — dont de nombreux enfants, femmes et personnes âgées — ont dû fuir les hostilités et se réfugier dans les montagnes et collines des états Kayah et Shan pour se prémunir des tirs, bombes et frappes aériennes de l’armée birmane.
Une population déplacée en péril
Livrées à elles-mêmes, les personnes déplacées (IDP) vivent dans des conditions épouvantables. Les témoignages sont nombreux et font état d’une situation inhumaine. Une mère de deux enfants en bas âge raconte qu’elle a initialement construit une tente proche de son village d’origine, espérant pouvoir s’y cacher. Mais la peur de la Tatmadaw l’a poussé à se réfugier plus loin : « nous étions terrifiés par les frappes aériennes. La seule pensée des frappes m’effrayait vraiment. C’est pour cela que j’ai bougé ici. Nous pensions que des civils se faisaient tuer par les frappes. Ils sont impitoyables envers les civils. Ils sont capables de tout ». A la peur et à l’incertitude s’ajoute l’incompréhension du traitement que leur réserve la junte. Pourquoi une telle frénésie, se demande-t-elle : « nous ne savons pas quels crimes nous avons commis pour mériter [un tel acharnement]. Nous essayions seulement de gagner notre vie sans provoquer qui que ce soit. Nous n’avons rien fait de mal. J’espère qu’ils [le SAC, gouvernement institué le 2 février 2021 par les leaders putschistes] comprendront un jour ». Dans l’immédiat, rien n’est moins sûr tant la Tatmadaw semble mue par une démence meurtrière impitoyable, tuant à tout-va, détruisant tout sur son passage. La même mère de famille s’inquiète de l’avancée des troupes vers les foyers de déplacés, car si les soldats de Demoso « attaquent encore nos camps, nous n’aurons nulle part où aller. Nous ne pourrons échapper à notre mort. Ils n’ont ni empathie ni compassion. S’ils ne discernent pas le bien du mal, nous serons entièrement sans défense ».
Ce constat est corroboré par une infirmière originaire de l’état Kayah qui, à l’instar des docteurs et du personnel médical, a répondu aux appels à la grève, se joignant très tôt au mouvement de désobéissance civile (CDM) national consécutif au coup d’Etat du 1er février 2021. Ses motivations? « Je savais dans mon coeur que le putsch n’était pas juste. J’ai fait ce choix en mon âme et conscience. Je l’ai fait avec mon libre arbitre ». L’hôpital dans lequel elle travaillait auparavant est aujourd’hui au coeur des lieux d’affrontements entre les bataillons de résistance civile et les troupes birmanes. Aujourd’hui, elle fait partie des nombreuses personnes désormais déplacées par la guerre, en pensant à sa vie d’avant : « je déprime. J’ai rejoint le CDM, et maintenant je suis déplacée moi-même. Je continue malgré tout de penser que je suis du bon côté. J’essaye de tenir en me disant cela ». Malgré sa tristesse et son impuissance, cette infirmière est une héroïne et passe ses journées à aider ses compagnons d’infortune. Comme il n’y avait pas de médecins au sein du camp de déplacés où elle se trouve, elle a commencé à organiser et à prodiguer des soins à tous ceux qui en ont besoin. Toutefois, dit-elle, « je suis très chagrinée. Lorsque je vois des patients que je sais comment soigner mais que les médicaments dont ils besoin ne sont pas disponibles, j’en suis très attristée. Je veux seulement que la révolution vainque rapidement ». Mais elle craint que « si la situation reste la même, l’état Kayah [connaisse] des moments encore plus tragiques. Si les médicaments venaient à manquer, nous ne pourrions que regarder les gens mourir. Si la nourriture venait à manquer, devrions-nous nous battre entre nous pour en avoir ? J’espère que tout le monde, y compris la communauté internationale, nous aidera. Je prie continuellement ».
La communauté internationale préoccupée par la situation humanitaire mais attentiste face aux exactions et crimes de guerre commis par la Tatmadaw
Les prières de cette infirmière, tout comme celles du pape François, qui plaide pour l’ouverture de couloirs humanitaires, et celles du cardinal Charles Maung Bo, archevêque de Yangon, qui parle d’une « terrible tragédie humanitaire [alors que] de nombreux enfants et personnes âgées sont contraints à être affamés et sont privés d’aide médicale », suffiront-elles à améliorer la situation dans l’état Kayah à l’heure où la Tatmadaw vise précisément des édifices à destination non militaire, notamment religieux, où se réfugient précisément les civils ? Car, afin d’anéantir toute forme de résistance dans les zones meurtries par les conflits, les innombrables crimes de guerre incluent notamment la destruction d’établissements scolaires et hospitaliers et la prise pour cible des humanitaires, infirmiers, docteurs et cuisiniers volontaires en recourant à de l’artillerie lourde. L’armée birmane brûle et saccage également des sacs de nourriture, des médicaments voire un village entier. Et, à défaut de parvenir à mater la dissidence karenni, les soldats de la Tatmadaw bloquent les axes de communication, terrorisent, martyrisent et tuent la population civile avec des “intentions génocidaires” s’alarme une ONG locale.
Le 8 juin dernier, dans le village de Loi Ying dans le sud de l’état Shan, des militaires de la Tatmadaw ont brûlé 80 sacs de riz, trois bidons d’huile de cuisson, de la nourriture sèche, des médicaments et deux véhicules, dont une ambulance. Dans une autre bassesse caractéristique, les troupes birmanes ont détruit des provisions de riz et de médicaments dans la ville de Pekon (Shan) destinées à plus de 3000 personnes déplacées contraintes de fuir les violents affrontements du mois dernier dans les états Kayah et Shan.
Un habitant raconte également certaines des nombreuses exactions que commettent les soldats birmans, poussant inexorablement les civils à se réfugier dans des collines plus sûres. Le 9 juin, « ils ont tiré sur deux femmes innocentes à Demoso. C’est ce qu’ils font, ils ont l’habitude de tirer de façon aléatoire. A Loikaw, personne n’est dans les rues après 9h du matin. J’imagine que c’est encore pire à Demoso. Il n’y a pas de refuge ici. Nous ne pouvions que fuir vers les collines et les montagnes plus à l’abri. Nous n’avons même pas de toits au-dessus de nous. Le nombre de déplacés ne cesse d’augmenter ». Les déplacés sont totalement démunis, manquent d’abris transitionnels, subissent, impuissants, des pluies torrentielles dévastatrices, ou n’ont pas accès à de l’eau salubre. L’armée bloquant l’aide humanitaire, les déplacés manquent de tout, et deux enfants sont déjà morts de maladie, tandis que « 25 femmes en état de grossesse avancée n’ont pas accès à des soins adéquats et souffrent de complications . Nous ne savons même pas comment les aider ».
La junte birmane fait preuve d’un profond mépris pour son propre peuple. En environ 150 jours depuis sa prise illégale du pouvoir, elle a déjà tué plus de 900 civils, soit une moyenne de 6 personnes par jour… La situation actuelle dans l’état Kayah n’augure rien de bon pour la suite, à un moment où l’armée birmane souhaite encercler et isoler l’état Kayah afin d’épuiser la coalition de divers bataillons de résistance civile, regroupés au sein de la Karenni Nationalities Defence Force (KNDF), qui compte notamment la Karenni People’s Defence Force (KPDF).
Interviewé par un média local, un témoin des combats raconte que « toutes les routes vers le Kayah sont maintenant bloquées. Le SAC utilise de l’artillerie lourde indistinctement. J’ai entendu des tirs de fusil. J’ai entendu des bombardements. J’ai entendu des sons d’armes automatiques. Ce que nous entendions ne venait que d’un côté. Je crois que la Tatmadaw lançait une attaque unilatérale. L’armée birmane a déjà barricadé Loikaw [capitale de l’état Kayah]. En fait, c’était tout l’état Kayah, pas seulement Loikaw. Ils ont aussi bloqué les routes [vers Loikaw] depuis Taungoo et Taunggyi ».
Alors que selon le porte-parole de la KNPP, Khu Daniel, « les citoyens souffriront davantage », un combattant de la KPDF confie que « les soldats se rapprochent des abris où sont les déplacés. Notre bataillon se situe entre l’armée et les déplacés, qui sont juste derrière nous. Ils se rapprochent tous les jours. Nous ne savons même pas vers où les déplacés pourraient fuir à nouveau ».
Face à cette situation, le 2 juin dernier, le KNPP appelait d’urgence les Nations Unies, les gouvernements et les organisations humanitaires à l’aider à exhorter la junte birmane à immédiatement cesser de tuer et de détenir les humanitaires, à autoriser l’approvisionnement de nourriture et de biens de première nécessité en débloquant les routes et axes de transport actuellement fermés ; à cesser de recourir à la force à l’encontre des citoyens ; et de tenir le régime militaire pour responsable pour les actes d’agression armée contre les citoyens qui ont mené jusqu’à la guerre civile. Même son de cloche du côté de la Karenni Civil Society Network (KCSN), qui recommandait : d’une part, au SAC de cesser de faire la guerre et de commettre des atrocités envers les citoyens de l’état Karenni et du reste de la Birmanie, d’arrêter de bloquer l’aide humanitaire et de permettre aux ONG locales et internationales de porter assistance aux personnes déplacées, et de quitter le pouvoir pour que puisse être établie une véritable Union fédérale démocratique régie pas une nouvelle Constitution ; et d’autre part, aux organisations humanitaires internationales de fournir de l’assistance humanitaire à travers des corridors transfrontaliers en se coordonnant avec les leaders ethniques, de demander au régime militaire un libre accès aux déplacés pour leur apporter une assistance humanitaire, et d’arrêter tout soutien qui bénéficierait à la junte militaire.
L’Organisation des Nations Unies (ONU) a effectivement appelé le SAC à autoriser et à faciliter le déploiement de matériel et personnel humanitaires dans le cadre de missions urgentes d’assistance. Le Bureau des Nations Unies en Birmanie « s’inquiète de la possibilité [que certains déplacés] traversent les frontières internationales pour trouver refuge, comme c’est déjà le cas dans d’autres partie du pays », tandis que le Rapporteur spécial de l’Onu en Birmanie, Tom Andrews, avertit de la possibilité de « morts en masse [du fait de la] faim, de maladie ou d’exposition au danger ». Il reste que ces appels ne sont pas entendus par la junte, car au-delà de la formulation de vives préoccupations, la communauté internationale demeure impuissante et attentiste face à la répression de la Tatmadaw dans l’état Kayah. Un combattant de la KPDF déplore que « les condamnations de l’ONU contre le SAC ne sont pas efficaces. Les leaders militaires ont toujours composé avec les sanctions. Les sanctions ne marchent pas. La Tatmadaw commet des crimes de guerre sur les civils depuis des décennies. Pas seulement cette fois-ci. […] Ils devraient arrêter les leaders militaires. S’ils le faisaient, la crise actuelle sur le terrain serait résolue. Sans intervention armée de la communauté internationale, la crise post-putsch s’enlisera ».
Des affrontements violents et asymétriques
« Ils utilisent des mortiers et nous ripostons avec des techniques de guérilla. Nous sommes préparés au pire. Nous les combattrons tant qu’ils seront au pouvoir », témoignait fin mai un combattant issu de la résistance civile participant aux affrontements dans l’état Kayah. Des combats asymétriques d’une très forte intensité, opposent depuis fin mai la Tatmadaw à diverses organisations ethniques armées (OEA) ainsi qu’à des formations armées issues de la résistance civile. Ces conflits ont plongé l’état Kayah dans une situation de catastrophe humanitaire et ses habitants dans la détresse et le dénuement le plus total.
Mais comment en est-on arrivé là? Le 5 mai dernier, le gouvernement d’unité nationale (NUG) — gouvernement parallèle formé par des parlementaires déchus suite au coup d’Etat du 1er février — a annoncé la création d’une force de résistance civile, la People’s Defence Force (PDF). Tel que l’escompte le NUG, le PDF doit être un prélude à une véritable armée fédérale, coalition de toutes les OEA du pays. Cette annonce a auguré de la multiplication de formations citoyennes issues du mouvement de désobéissance civile (CDM) et prêtes à prendre les armes en se réclamant du PDF, aux côtés d’autres qui se sont déjà constituées. Dès la fin du mois de mars en effet, divers bataillons civils armés ont commencé à apparaître dans l’ouest du pays, dans les régions de Sagaing, Magway et Mandalay ainsi que dans l’état Chin — notamment la Chinland Defence Force (CDF), qui s’est depuis officiellement jointe à l’appel lancé par le NUG. Combattant avec les moyens du bord — armes de fortune, cocktails molotov — et usant de tactiques de guérilla, ces bataillons civils opposent à la violente répression de la Tatmadaw — l’armée birmane — une formidable résistance qui, bien qu’asymétrique, se révèle tout autant courageuse que redoutable.
Parmi les groupes de résistance civile locaux qui se sont spontanément formés depuis le 5 mai, plusieurs d’entre eux sont issus de l’état Kayah et ont fait grand bruit. Jusqu’à fin mai, l’état Kayah est resté en retrait des conflits entre l’armée birmane et les forces d’opposition, qu’elles soient civiles ou issues d’OEA, même si on peut noter l’arrestation par les autorités de quelques 74 jeunes dans la ville de Hpruso – ensuite détenus à Loikaw – probablement pour avoir participé à des entraînements militaires. Tout bascule le 21 mai, lorsque la Karenni People’s Defence Force (KPDF), un groupe local et ethnique de résistance civile, intègre la liste des belligérants combattant la junte, au lendemain de l’arrestation de huit civils et fonctionnaires en grève. De violents affrontements armés éclatent alors dans la municipalité de Demoso. Outre les combattants civils, la Tatmadaw est également aux prises avec la Karenni Army (KA— branche armée de la Karenni National Progressive Party, ou KNPP) dans les municipalités de Hpasawng et de Bawlakhe à partir du 20 mai, suite à la destruction par la KA d’un drone de reconnaissance de l’armée birmane. Le 21 mai, la KPDF et une OEA locale parviennent à prendre le contrôle de trois postes de police à Demoso et Bawlakhe, tuant notamment trois policiers au cours de l’offensive. L’armée ne tarde pas à riposter le lendemain en mitraillant les quartiers résidentiels et en faisant usage d’explosifs. Les hostilités se poursuivent à un niveau d’intensité élevé, et deux jours plus tard, le 23 mai, un poste de police (utilisé comme une base militaire) est incendié et 20 soldats de la Tatmadaw trouvent la mort autour de la ville de Moebye, proche de la frontière entre les Etats Kayah et Shan. Le même jour, environ 25 autres soldats périssent le long de l’autoroute reliant la capitale de l’état Kayah Loikaw à Demoso. En ce dimanche ensanglanté, la Tatmadaw perd plus de quarante soldats dans le seul Etat Kayah. Un revers qui inquiète au sein des plus hautes sphères de la junte, puisque le Ministre des Affaires intérieures du Conseil administratif d’Etat (SAC) se rend en urgence à Loikaw pour remobiliser ses troupes.
La situation dans l’est de la Birmanie est catastrophique et fait écho à la situation du pays lors des événements d’août 1988 (le soulèvement 8888, réprimé dans le sang par la junte militaire d’alors la State Law and Order Reconciliation Council — SLORC). En effet, il y a 23 ans, de nombreux manifestants fuirent la répression et rejoignirent les territoires contrôlés par la Karen National Union (KNU), le plus ancien mouvement insurrectionnel de Birmanie, qui combat le pouvoir central depuis l’indépendance du pays en 1948. A l’époque, certains dissidents avaient intégré les régiments d’organisations ethniques armées (OEA) ou en avaient créé de nouvelles, à l’instar de l’ABSDF (All Burma Students’ Democratic Front), une OEA créée en novembre 1988, composée majoritairement d’étudiants exilés hostiles au coup d’Etat du SLORC, et qui a par la suite combattu la junte aux côtés d’autres OEA telles que la Kachin Independence Army (KIA) ou la Karen National Liberation Army (KNLA). Mais à la différence de 1988, les dissidents d’aujourd’hui s’unissent pour former ensemble des factions civiles armées, lorsqu’ils ne fuient pas vers les territoires contrôlés par des organisations ethniques armées (OEA) dans les états Karen, Kayah, Mon, Shan, Chin ou Kachin.
Humiliée, la junte s’en prend de plus en plus à des civils non armés, tirant sans distinction sur la foule et bombardant entre autres une église catholique de Loikaw. Au 31 mai, la KPDF affirme avoir abattu 106 soldats et perdu 26 combattants depuis le début des combats dans les municipalités de Loikaw, Demoso et Moebye. C’est également ce même jour qu’est formée la Karenni Nationalities Defence Force (KNDF), à partir notamment de diverses PDF Karenni. Alors qu’une désescalade des conflits ne semble aucunement se dessiner, la KNDF fait savoir à cette occasion qu’elle « adopte la politique de défense proposée par le NUG ». Le 15 juin, un cessez-le-feu a été annoncé entre la junte et les diverses factions armées karenni, mais il n’est pas respecté. L’armée déploie de nouvelles troupes et le conflit semble parti pour durer et pour se radicaliser davantage, avec les populations civiles en première ligne.
25 juin 2021
Arjuna Lebaindre