Thinzar Shunlei Yi est une voix montante de la société civile en Birmanie. Très impliquée dans la défense des droits humains depuis son plus jeune âge, elle veut faire entendre les voix de la jeunesse dans son pays et milite pour sa participation dans la vie publique. Elle anime l’émission «Under 30 dialogue » à la télévision, dédiée à la jeunesse. Elle promeut aussi le dialogue entre toutes les communautés, combat l’intolérance et l’extrémisme. Son engagement pour les droits humains lui a valu l’attribution de plusieurs prix, parmi lesquels le « Women of the Future Southeast Award 2019 ».
1/ Pour la plupart des observateurs au cours de ces derniers mois, la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND) allait probablement remporter le scrutin, mais avec une majorité réduite par rapport à sa victoire de 2015. Les résultats officiels des élections législatives de dimanche ne sont pas encore publics, mais on parle d’une nouvelle victoire écrasante de la LND, qui pourrait même dépasser son score de 2015. Comment expliquez-vous ce résultat ?
L’organisation des élections en pleine crise sanitaire nous a fait craindre une plus faible participation. La Birmanie est aussi en proie à la guerre, en particulier dans l’état Rakhine et dans le nord de l’état Shan : cela allait mener à de nombreuses privations du droit de vote. Nous avons interpellé les autorités à ce sujet, mais au final la Commission électorale a décidé de maintenir le scrutin au 8 novembre. En réalité, le jour du scrutin, beaucoup d’électeurs sont allés voter, avec une victoire écrasante du parti au pouvoir. La société civile elle-même a été étonnée de ce résultat. PACE, une organisation de suivi des élections, annonçait dans une étude un taux de participation de 45 %… Il y a plusieurs facteurs d’explication. On ne connaît pas encore le taux de participation. Il sera sans doute moins important qu’en 2015 (69 %), mais il est élevé au vu du contexte. Le facteur clé, à mon sens, ce sont les remarques du commandant en chef de l’armée à quelques jours du scrutin. Il a critiqué le processus électoral, la Commission électorale, et affirmé que le gouvernement devrait rendre des comptes de la mauvaise gestion de celle-ci. En parallèle, Aung San Suu Kyi a très ouvertement répondu à l’armée. Au sein de la population, cela est apparu comme une interférence de l’armée dans le processus démocratique, ce dont elle ne veut pas. Il y a aussi eu une explosion dans un bureau de vote au niveau de Bago. Cela a incité les gens à aller voter contre ces menaces. Il y a aussi eu l’apparition de Wirathu, ce moine extrémiste, à quelques jours du scrutin, appelant les ultranationalistes à descendre dans la rue. Cela est venu rappeler que nous sommes toujours sous le joug de l’armée, qui garde 25 % des sièges au Parlement, et qu’il fallait garantir le maintien de la LND au pouvoir. La question reste posée : Pourquoi cette joute avec la LND, qui a répondu aux militaires alors que d’habitude elle ne le fait pas ? C’est curieux pour les analystes et une interprétation réside dans l’alignement de ces deux acteurs politiques plutôt que dans leur opposition.
2/ La marginalisation des minorités ethniques a augmenté dans le cadre de ce scrutin, notamment avec l’annulation des élections pour plus de 1 500 000 électeurs issus de ces minorités (sans parler des Rohingya privés de citoyenneté). Qu’en est-il de leur représentation politique au vu des premiers résultats ?
La place des candidats des partis ethniques est faible, que ce soit en 2010, en 2015 ou en 2020. La Shan Nationalities League for Democracy (SNLD) dans l’état Shan et les partis politiques dans l’état Rakhine remportent des voix, notamment, mais les résultats ne sont pas ceux qui étaient projetés. Deux candidats musulmans de la LND ont été élus, donc nous ne pouvons plus dire que le Parlement ne compte aucun musulman. Mais en parallèle les Rohingya demeurent exclus et des candidats musulmans se définissant comme Rohingya ont été empêchés de se présenter. Il y a aussi eu la censure des partis ethniques dans les médias d’Etats. Ces partis ne se présentent pas avec les mêmes moyens. Des études montrent que même si les partis ethniques gagnaient tous les sièges pour lesquels ils sont candidats, cela ne représenterait que 20 % des sièges en compétition. Leur représentation politique en 2020 sera encore faible. Il n’y a pas de forte opposition. Or nous voulons une démocratie multipartite, pas un parti monolithique. Cela n’arrive pas encore.
3/ Qu’en est-il de la participation et de la représentation politique des jeunes et des femmes ?
Les femmes représentaient 13 % des parlementaires en 2015, plus qu’en 2010. On en attend plus cette année, mais nous n’avons pas encore les résultats. Certaines femmes candidates de partis ethniques ont été élues. Quant aux jeunes, 8 % des parlementaires avaient moins de 35 ans en 2015 alors que la jeunesse représente 50 % de la population. C’est un faible pourcentage et il va le rester, même s’il devrait augmenter un peu cette année. La question des jeunes et des femmes est un thème populaire, appuyé par la communauté internationale et par les bailleurs, qui poussent à les inclure davantage. Nous appuyons la participation des jeunes au niveau de tous les processus, notamment de paix. Mais la jeunesse n’est pas encore prise assez au sérieux.
4/ L’Union Européenne a d’ores et déjà salué la forte participation et un vote paisible lors du scrutin du 8 novembre. Elle aussi souligné les limitations liées à la Constitution de 2008 et appelé à l’inclusion de toutes les minorités, y compris les Rohingya, à la garantie des droits civils et politiques pour tous, et à la refonte du système électoral. Que vous inspire cette déclaration, alors que la communauté internationale n’a pas émis de pré-conditions avant la tenue des élections?
Pourquoi maintenant, en effet c’est la question que l’on se pose. Ces prises de position n’ont été adoptées qu’en privé, elles auraient dû être publiques avant le scrutin. On apprécie ce rappel sur la Constitution de 2008 et sur le système électoral, c’est ce qu’on a appuyé. Nous luttons contre ce cadre. Mais cette déclaration vient sur le tard, le mal a été fait. Je participe à la campagne « no vote », qui n’a rien d’officiel. Je ne pouvais pas faire valoir mon droit de vote dimanche, je me sentais coupable par rapport aux minorités exclues du scrutin, privées de voix. Les Rakhine, les Rohingya, les autres minorités… personne ne prend en compte leurs voix. Ils se sentent très mal. La communauté internationale doit s’assurer que ces atteintes seront réparées. Les Rakhine se sentent ignorés et laissés pour compte. Qu’allons-nous faire ?
5/ L’engagement de la communauté internationale avec le gouvernement LND va-t-il continuer sur le même mode, alors que le bilan est fait de lois et de politiques répressives ?
J’espère voir un changement. Nous apprécions le soutien de la communauté internationale pour la démocratie depuis la fin de la junte, la libération d’Aung San Suu Kyi… mais on a testé la Constitution de 2008 depuis plus de 10 ans. Il faut que nous voyions quelles sont les opportunités dans ce cadre ou que nous prenions acte qu’il s’agit d’une illusion dès lors que nous voulons aller vers une démocratie fédérale. C’est le moment de se pencher sur cette question. J’ai soutenu le processus électoral, mais quelque chose ne fonctionne pas. Je crains un système à parti unique et une répétition des souffrances. Je ne veux pas que cela arrive : un parti majoritaire qui remporte tout et une répétition du même cycle que nous avons connu, de la même souffrance. L’armée tire avantage de la Constitution de 2008 et la LND aussi, en même temps, en ne la réformant pas ou en ne réformant pas les lois répressives : les minorités sont toujours opprimées et ce n’est pas ce que nous voulons. Ce n’est pas une base sécurisante pour tous. La communauté internationale connaît ce terrain, maintenant la question posée est : quels sont les critères définis pour le pays et pour évaluer les progrès ? Un progrès pour les droits et les libertés de base.
6/ A la veille de l’élection, Aung San Suu Kyi s’est engagée à renforcer la démocratie, mais sous les 5 ans de la LND la liberté d’expression a subi de très fortes atteintes et des lois répressives ont été appliquées au lieu d’être réformées par le Parlement, notamment… Quelles sont les réformes à mettre en œuvre pour que cette parole devienne réalité ?
Nous avons soulevé plusieurs de ces priorités au gouvernement, en vain. Nous avons aussi été exclus du processus parlementaire. Les représentants de la société civile devaient montrer leurs cartes d’enregistrement pour accéder à un rendez-vous officiel avec un parlementaire, ce qui nous a amené à multiplier les réunions informelles. Les organisations de la société civile ne sont pas prises au sérieux, l’engagement pour les droits humains est faible. Je ne suis pas optimiste pour les prochaines années, nous avons assez entendu d’excuses. J’ai notamment milité pour la réforme de la Commission nationale des droits de l’Homme. Nous avons obtenu un rendez-vous officiel par le biais d’une organisation accréditée, mais aucune de nos propositions n’a été retenue. Le contexte est déprimant. Les lois qui criminalisent la diffamation doivent être réformées, beaucoup de personnes sont poursuivies devant les tribunaux et ne peuvent pas se défendre en prouvant leur innocence. Aucun effort n’a été fait sur la liberté d’expression, nous avons soumis des propositions de réforme, toutes ont été rejetées. Personnellement, je vais me consacrer au développement local et aux élections locales qui vont avoir lieu dans quelques mois. Elles sont négligées localement et par la communauté internationale. Le parti au pouvoir l’emporte et les modalités de vote sont d’un autre âge : un représentant par foyer, le père de famille en général. Je ne peux donc pas voter à ces élections. Nous voulons un processus démocratique à tous les niveaux. Je veux aussi plaider pour la libération de tous les prisonniers politiques. La Birmanie en compte près de 600, certains sont en prison. Nous devons plaider pour leur libération, ils ne doivent pas être oubliés.
7/ La tenue d’élections législatives partielles dans les plus de 56 cantons où le scrutin a été annulé par la Commission électorale est aussi un enjeu, évoqué par l’Union Européenne. Quelles sont les perspectives, compte tenu de la persistance des combats ?
C’est un point important pour l’inclusion et la représentation politique au niveau des états. Veulent-ils encourager les Rakhine à être du côté de la solution militaire ou de l’issue politique ? C’est la décision des responsables au niveau de l’Etat. La jeunesse Rakhine est forcée vers une certaine direction, alors qu’ils veulent faire partie de l’Union, prendre part à l’option politique, participer aux élections. Mais ils sont discriminés dans le cadre des mesures mises en place pour lutter contre la pandémie de Covid-19, stigmatisés à cause de l’Arakan Army (AA), prêts à rejoindre l’AA… On devrait leur offrir des alternatives, les droits dont on bénéfice quand on est à Yangon, Mandalay ou Naypyidaw. Les organisations de la société civile qui travaillent sur les élections vont appuyer la tenue d’élections partielles là où le scrutin a été annulé. Je vais de mon côté me focaliser sur les droits de base, la situation des prisonniers politiques. J’ai été poursuivie, mais je n’ai pas été placée en détention. Je me sens solidaire, je ressens leur souffrance.
8/ L’historien Thant Myint-U déclare au sujet de ces élections : « la majorité Bamar a très massivement voté pour Aung San Suu Kyi parce qu’elle lie l’élection à l’histoire de son combat contre le règne militaire et pense que cette histoire n’est pas encore terminée. » Qu’en pensez-vous ?
En effet, cette histoire tourne et ne cesse de tourner. Pour être honnête, en 2010, je défendais la cause de la LND au sein d’une famille qui ne l’appréciait pas à cause de toute la propagande ambiante. J’ai fini par les convaincre. En 2020, je ne soutiens plus la LND, mais ma famille continue de soutenir ce parti ! La jeunesse est en avance sur son temps en termes d’idéologie et de pensée. Cette histoire créée il y a 20 ans par la communauté internationale et les médias continue et va encore durer 10 ans. En Birmanie, le respect dû aux femmes âgées joue aussi, tout contribue à ce soutien, jusqu’au sacrifice d’Aung San Suu Kyi pour son pays. Cela va continuer. Mais cela va au-delà du soutien à la LND. Il y a la volonté de voir l’armée et ses affiliés perdre. Même si certains ne soutiennent plus la LND, ils continuent de voter LND comme une revanche sur l’armée.
9/ L’USDP (Union Solidarity and development Party), le parti allié aux militaires, va vers un score encore plus bas qu’en 2015 ?
Oui, il perd plus que jamais, mais il ne représentait pas une forte opposition et il ne devrait d’ailleurs pas être une opposition. En réalité, il n’y a pas d’opposition et le monde doit le savoir. La LND, sans opposition, risque d’incarner un régime autoritaire centré sur les Bamar. Nous avons besoin d’une opposition forte. Ce à quoi nous assistons n’est pas un bon signe.
10 / Un universitaire australien, Lee Morgenbesser, qualifie la Birmanie de démocratie autoritaire, un régime dans lequel les élections ont lieu mais où les citoyens sont privés de droits politiques fondamentaux et de libertés publiques. Que vous évoquent ces mots ?
J’approuve ce constat. La démocratie ce n’est pas que l’élection, mais le processus électoral, la transparence, l’inclusion, la participation politique etc… Nous n’avons pas encore assez d’éducation sur la démocratie et les droits humains. Cela va prendre du temps pour que les gens comprennent comment cela fonctionne. La population pense que la politique ce sont les élections et que les élections c’est la démocratie. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ceux qui se réclament du « no vote » sont critiqués. Mais l’élection ce n’est qu’un des aspects du système démocratique.
10 novembre 2020