« La communauté internationale a échoué, engageons-nous désormais à ne plus décevoir le peuple de Birmanie.»
La Mission d’établissement des faits mandatée par le Conseil des droits de l’Homme (CDH) de l’ONU en mars 2017 pour examiner la situation des droits humains en Birmanie vient de remettre son rapport complet dans le cadre de la 39e session ordinaire du CDH. Ce rapport de plus de 400 pages est le fruit de quinze mois d’enquête sur la situation dans l’état d’Arakan, et dans les états Shan et Kachin.
Au vu de l’ampleur des violences et des violations des droits humains documentées, le président de la Mission, Marzuki Darusman, fait valoir devant le CDH que « l’heure n’est plus au dialogue, mais à la vérité. » Il déclare n’avoir jamais été « confronté à des crimes aussi effroyables et à une telle échelle.»
Violations massives des droits de l’Homme : modus operandi de la Tatmadaw
Le rapport établit distinctement les modes opératoires de la Tatmadaw (l’armée birmane), d’une violence insoutenable à travers le pays. L’armée birmane se caractérise en effet par la violence qu’elle exerce à l’encontre de son propre peuple. Les enquêteurs de l’ONU relèvent la similitude des opérations et de la conduite de l’armée dans les états d’Arakan, Kachin et Shan : les civils sont systématiquement pris pour cibles, femmes et enfants y compris, la violence sexuelle est utilisée comme arme de guerre, et l’armée fait la promotion d’un discours d’exclusion et de discrimination à l’encontre des minorités, mettant en place un climat d’impunité totale pour ses soldats.
Les enquêteurs se sont aussi penchés sur les actions de l’ARSA dans l’Arakan et des organisations armées ethniques dans les états Shan et Kachin. Les violations des droits humains commises sont sans commune mesure avec celles commises par l’armée. Le rapport établit cependant des cas d’exécutions extra-judiciaires et pointe l’incapacité de ces organisations à prendre les mesures nécessaires à la protection des civils lors des attaques. Destructions de propriété et recrutement forcé de civils sont évoqués parmi d’autres abus.
Rohingya : génocide, crimes contre l’Humanité, crimes de guerre
Le rapport confirme que la Tatmadaw a mené des attaques d’une extrême violence contre les Rohingya depuis le 25 août 2017, en tuant des milliers de civils. Il documente des disparitions forcées, des viols commis en masse, et la destruction de centaines de villages par le feu. Il détaille les meurtres de masse perpétrés, notamment à Min Gyi (Tula Toli en Rohingya) Chut Pyin et Maung Nu. Ces meurtres de masse impliquent une planification et une exécution délibérée. Des dizaines, et parfois des centaines de civils, hommes, femmes et enfants, ont ainsi été tués. Des modes opératoires similaires sont documentés dans de nombreuses autres localités. Ce sont des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.
« Les crimes en eux-mêmes et la manière dont ils ont été exécutés sont similaires par leur nature, leur gravité et leur ampleur à ceux qui ont permis d’établir une intention génocidaire dans d’autres contextes » affirme Radhika Coomaraswamy, membre de la mission. Des centaines voire des milliers de femmes et de filles Rohingya ont été violées, y compris dans le cadre de viols collectifs perpétrés en public. De nombreuses victimes ont été tuées ou mutilées par la suite. Le rapport établit que cette violence sexuelle est orchestrée et approuvée par l’armée. Viols et violences sexuelles s’inscrivent dans le cadre d’une stratégie délibérée d’intimidation, de terreur et de punition à l’encontre de la population civile. Ils sont utilisés comme une arme de guerre.
S’agissant de la condamnation des deux journalistes de Reuters, les enquêteurs expriment leurs plus vives inquiétudes à leur sujet et indiquent pouvoir corroborer les meurtres de Rohingya sur lesquels ils ont enquêté dans le village d’Inn Din. Ces faits, portés à la lumière par l’enquête des journalistes, sont malheureusement un cas parmi tant d’autres au milieu de tant de crimes de masse.
Contexte historique : des décennies de persécution et d’oppression
Le rapport replace cette violence extrême à l’encontre des Rohingya dans une perspective historique. Pour la comprendre, il faut revenir sur des décennies d’oppression institutionnalisée et de persécutions, qui affectent la vie des Rohingya « de la naissance à la mort. » La mission a enquêté sur les violences de 2012 entre Rohingya et communautés Rakhine, concluant qu’elles n’étaient pas uniquement « intercommunautaires » comme l’affirment les autorités, mais activement appuyées par ces dernières, avec des campagnes de haine concertées, impliquant la Tatmadaw, la Police et d’autres autorités étatiques.
Des retours impossibles
Les images satellites publiées montrent que l’incendie des villages Rohingya a été suivi d’opérations de nettoyage au bulldozer sur de vastes étendues de terres. Ainsi, de nombreux villages Rohingya ont été rendus méconnaissables, dépourvus de tout équipement et de toute végétation. Désormais, de nouvelles infrastructures et de nouveaux villages, quasiment tous construits pour des non-Rohingya, sont en train d’émerger là où se tenaient auparavant des maisons Rohinga. A la lumière de ce constat, le rapport met sérieusement en doute tout plan de rapatriement : « dans les circonstances actuelles, les retours sont impossibles. »
Violences à l’encontre de la communauté Rakhine
La Tatmadaw est aussi l’auteur de violations importantes des droits humains à l’encontre de la communauté Rakhine : travail forcé, violence sexuelle, meurtres et évictions forcées. Ces violences, sous-documentées par le passé, doivent faire l’objet d’une enquête plus poussée, affirment les enquêteurs.
Etats Shan et Kachin : crimes contre l’Humanité et crimes de guerre
Les enquêteurs soulignent que les conflits persistants dans le nord du pays ont reçu peu d’attention de la part de la communauté internationale. Ils espèrent que leur rapport permettra une prise de conscience par rapport à la situation critique dans les états Shan et Kachin. Les combats continuent en 2018 et de nouvelles allégations de violations des droits de l’Homme continuent d’émerger.
Les enquêteurs de l’ONU détaillent les crimes contre l’Humanité et les crimes de guerre perpétrés par la Tatmadaw depuis 2011 dans ces deux états du nord de la Birmanie. Le conflit oppose l’armée aux organisations armées ethniques, mais les civils sont pris pour cible en raison de leur appartenance ethnique commune aux organisations armées. Comme dans l’Arakan, les civils sont victimes de meurtres, de viols, d’arrestations et de détentions arbitraires, de disparitions forcées, de travail forcé, de torture et de persécutions en raison de leur origine ethnique ou de leur croyance religieuse. Le rapport relève également un mode opératoire de destruction des habitations et des propriétés des civils dans ces deux états.
Poursuites et sanctions
Les enquêteurs réitèrent leur appel à ce que des enquêtes et des poursuites soient menées à l’encontre du commandant en chef des armées, Min Aung Hlaing, et des plus hauts-gradés de l’armée pour génocide, crimes contre l’Humanité et crimes de guerre. Les violations massives des droits de l’Homme et les crimes internationaux commis dans l’Arakan, le Kachin et l’état Shan viennent appuyer les recommandations des enquêteurs en vue de la poursuite des auteurs des crimes. Le contenu du rapport montre aussi pour quelles raisons les plus hauts-gradés doivent être mis en cause et poursuivis pour génocide dans l’Arakan.
Transition démocratique à l’arrêt et responsabilité des autorités civiles
Marzuki Darusman, le président de la Mission de l’ONU, déclare que la transition démocratique est à l’arrêt : les autorités civiles cherchent à faire taire les critiques sur la situation des droits humains d’un côté, mais elles autorisent les discours de haine, en particulier à l’encontre des Rohingya, de l’autre.
Selon le rapport complet, les autorités civiles, par leurs actes et leurs omissions, ont tacitement accepté et approuvé les actions brutales, criminelles et totalement disproportionnées de la Tatmadaw. Elles ont contribué à la commission des crimes. Elles ont soutenu et publiquement défendu le système d’oppression subi par les Rohingya et promu, sur la période étudiée, les discours de haine. Leur déni des violations documentées est un encouragement pour les auteurs des crimes. Les enquêteurs notent qu’il s’agit de violations du droit international des droits de l’Homme et que les autorités civiles portent également atteinte à la transition démocratique. A ce stade, le rapport n’établit pas une responsabilité pénale individuelle des autorités civiles, mais il souligne que des enquêtes plus poussées sont requises à ce sujet au vu de la jurisprudence internationale.
Processus de paix, réforme de la Constitution, retrait de l’armée de la vie politique
Le rapport livre une analyse de fond de la situation en Birmanie. Les enquêteurs soulignent que la paix ne sera pas atteinte tant que la Tatmadaw restera au-dessus des lois. La Tatmadaw est le principal obstacle à la transition démocratique et au développement de la Birmanie en tant que nation démocratique moderne. Et le rapport de conclure que le commandant en chef de l’armée et tous les hauts-gradés doivent être remplacés. Une restructuration complète doit avoir lieu, qui passe par la réforme de la Constitution, afin que l’armée soit placée sous contrôle civil. La transition démocratique, dont le processus est en danger, en dépend.
Parmi les nombreuses recommandations du rapport, la mission d’établissement des faits recommande que :
- Le Conseil de sécurité des Nations Unies saisisse la Cour Pénale Internationale (de préférence) ou à défaut mette en place une juridiction internationale ad hoc ; qu’il adopte des sanctions ciblées à l’encontre des plus hauts responsables et impose un embargo sur les armes
- L’Assemblée générale de l’ONU ou le Conseil des droits de l’Homme mette en place un mécanisme ad hoc de collecte des preuves dans la perspective de poursuites judiciaires à venir (en attendant l’action du Conseil de sécurité)
- Le CDH mandate une seconde mission d’établissement des faits pour poursuivre le travail accompli par la première, sur une période délimitée
- Les Nations Unies adoptent une stratégie commune dans leurs engagements avec la Birmanie, mettant le respect des droits humains au premier plan
- Une enquête indépendante sur le rôle de l’ONU en Birmanie depuis 2011 soit menée
- La communauté internationale s’assure que le rapatriement des réfugiés et le retour des personnes déplacées n’aient pas lieu tant que les conditions d’un retour sécurisé ne sont pas réunies (elles ne le sont pas aujourd’hui)
- Chaque Etat membre de l’ONU s’assure que tout projet développé en lien avec la Birmanie tienne compte et aborde les droits humains, le principe de non-discrimination et le principe d’égalité
- Toute entreprise présente en Birmanie ou qui y investit s’assure que ses opérations sont conformes aux principes établis par l’ONU en la matière (UN Guiding principles on business and human rights). Aucune entreprise active en Birmane ou qui y investit ne doit avoir de relations économiques ou financières avec les forces de sécurité birmanes, ni avec les entreprises détenues ou contrôlées par celles-ci, tant que la situation n’évolue pas.
- L’Union Européenne, l’ASEAN et chaque Etat membre soutiennent les mécanismes de justice internationale et s’assurent que les auteurs des crimes rendent des comptes. Les Etats membres doivent exercer leur juridiction pour enquêter et poursuivre les auteurs de ces crimes.
- Les Nations Unies mettent en place un fonds de soutien aux victimes
- Les réseaux sociaux doivent appliquer le droit international des droits de l’Homme comme référence de modération des contenus
INFO BIRMANIE réitère son appel auprès des autorités françaises pour qu’elles appuient une saisine de la Cour Pénale Internationale par le Conseil de sécurité des Nations Unies.