23 août 2019
« Le viol est utilisé dans mon pays comme une arme contre ceux qui aspirent simplement à vivre en paix et à la garantie de droits humains basiques. Il est utilisé par les forces armées comme une arme pour intimider les nationalités ethniques et diviser notre pays.»
Publié le 22 août, le nouveau rapport des enquêteurs de l’ONU sur les violences sexuelles subies par les minorités ethniques (Sexual and gender-based violence in Myanmar and the gendered impact of its ethnic conflicts) commence par ces mots, prononcés par Aung San Suu Kyi en 2011. Aujourd’hui, le gouvernement persiste à nier catégoriquement toute accusation de violence sexuelle visant l’armée birmane (Tatmadaw).
En Birmanie, ces violences de l’armée relèvent de crimes de guerre, de crimes contre l’Humanité et d’actes de génocide. Elles sont mêmes, au vu des conclusions de ces enquêteurs, la « marque de fabrique » des opérations militaires. Principalement subies par des femmes et des filles appartenant à des minorités ethniques, elles sont perpétrées comme tactique de guerre et dans l’intention d’intimider, de terroriser et de punir la population civile.
Dans son rapport de septembre 2018, la Mission d’établissements des faits de l’ONU avait conclu que le viol et autres formes de violence sexuelle sont une figure récurrente et particulièrement extrême de la prise pour cible des populations civiles par l’armée birmane dans les états Kachin, Shan et d’Arakan depuis 2011. Face à l’impunité totale de l’armée, la Mission d’établissement des faits de l’ONU a continué d’enquêter sur les violences sexuelles subies par les minorités ethniques dans ces trois états, en interrogeant des centaines de survivant(e)s et de témoins.
Dans l’état d’Arakan
Violences sexuelles contre les Rohingya : une intention génocidaire
Ce rapport vient corroborer le fait que les violences sexuelles à l’encontre des Rohingya lors des opérations militaires de 2017 participent de la caractérisation de l’intention génocidaire de l’armée, « massacrant systématiquement des femmes et des filles, sélectionnant systématiquement des femmes et des filles en âge de procréer en vue de les violer, attaquant des femmes enceintes et des bébés, et mutilant leurs organes reproducteurs ».
La Mission revient aussi sur les violences de 2012 et de 2016 et souligne qu’une volonté politique des autorités, des réformes législatives et des poursuites judiciaires auraient probablement empêché (ou en tout cas amoindri la portée de) la catastrophe de 2017.
Deux ans plus tard, c’est toujours l’impunité totale et la Mission relève que le gouvernement birman nie notoirement toute responsabilité, et qu’il n’y a eu aucune réforme législative significative pour remédier à l’impunité des militaires et mettre un terme à la discrimination structurelle et institutionnelle subie par les Rohingya.
La Mission conclut non seulement que le Gouvernement a failli à son obligation de faire rendre des comptes aux auteurs de ces violences, mais que sa responsabilité en tant qu’Etat est engagée aux termes de la Convention de 1948 sur le Génocide, pour ne pas avoir enquêté et jugé les actes de génocide, ni adopté les mesures législatives de nature à rendre cette Convention effective.
Situation de la minorité Rakhine
Alors que les combats se poursuivent dans l’état d’Arakan entre l’armée et l’Armée de l’Arakan (AA), il est aussi question de la minorité Rakhine, dont la situation avait déjà été abordée dans le rapport de septembre 2018. Dans ce nouveau rapport, la Mission documente aussi les violences sexuelles subies par cette minorité, tout en indiquant ne pas avoir établi une pratique généralisée et systématique de ces violences par l’armée dans ce contexte de guerre. Sont pourtant déployés, pour partie, les mêmes bataillons que ceux qui sont intervenus en 2017, ce qui fait dire à la Mission que les plus hauts-gradés de l’armée semblent en mesure de contrôler les situations dans lesquelles leurs troupes ont ou n’ont pas recours à la violence sexuelle contre les populations civiles.
États Shan et Kachin : des violences sexuelles dans un contexte d’insécurité et de discriminations sévères
La Mission établit le lien entre le degré de militarisation d’un territoire et de hauts niveaux de violence sexuelle. Sur la base de ses investigations menées depuis septembre 2018 dans les états Shan et Kachin, La Mission réaffirme ses conclusions sur la persistance des violences sexuelles dans ces états du nord : le viol et d’autres formes de violences sexuelles y constituent des violations massives du droit international des droits de l’Homme. En dépit du cessez-le-feu unilatéral décrété par l’armée en décembre 2018 jusqu’au 31 août 2019, les hostilités se sont poursuivies, impactant les populations civiles.
Les violations des droits humains et du droit international humanitaire contre les minorités ethniques sont commises dans un contexte de discriminations sévères sur des bases ethniques et de genre, souvent dans une intention discriminatoire. La Mission a relevé que l’armée utilise le viol et d’autres formes de violences sexuelles, parfois suivies de meurtre, pour cibler les femmes et les filles lors de ses opérations de terrain, lors du travail forcé ou dans un contexte de forte militarisation, avec l’intention particulière de punir ou de déshumaniser les victimes en raison de leur genre, de leur appartenance ethnique ou religieuse.
Elle évoque des informations crédibles faisant état de pratiques d’esclavage sexuel et souligne que le contexte d’insécurité qui prévaut dans le nord du pays, la stigmatisation des survivants à ces violences sexuelles et la présence continue de l’armée et de groupes armés suggèrent une sous-documentation significative des violations des droits de l’Homme dans les états Shan et Kachin.
Le rapport revient sur le conflit dans cette région. Les populations des états Kachin et Shan se composent de différents groupes ethniques et religieux. Nombre d’entre eux luttent depuis des décennies pour une plus grande autonomie et s’opposent à un Etat central perçu comme favorisant la majorité bamar-bouddhiste sur le plan politique et économique. Ces revendications ont été exacerbées par les pratiques contre-insurrectionnelles de l’armée birmane qui ciblent directement les populations civiles. Dans certaines régions du nord, l’armée cible intentionnellement et fréquemment les populations civiles par le simple fait qu’elles ont la même appartenance ethnique que les organisations ethniques armées (OEA). Depuis 2011, des villages ont été vidés et des terres brûlées. Des milliers de civils ont été déplacés et plus de 106 500 personnes vivent dans 169 camps de déplacés, dont 36 % dans des zones contestées et contrôlées par les OEA auxquelles l’ONU n’a pas accès. Les conflits y sont aussi nourris par l’exploitation des ressources naturelles, l’accès à la terre, le développement de grands projets d’infrastructure et le trafic de drogue.
Violences sexuelles commises par des organisations armées ethniques
La Mission a aussi enquêté sur les violences sexuelles perpétrées par des organisations ethniques armées (OEA) dans les états Shan et Kachin. Si elle en relève l’existence, elle indique qu’elles sont de moindre ampleur que celles commises par l’armée, qui reste le principal auteur de ces violences. L’impunité est cependant également de mise.
Fortes inégalités de genre : violence et impunité
Enfin, ce rapport intègre le genre dans son étude de l’impact des conflits en Birmanie. Dans un contexte de très fortes inégalités de genre, les femmes appartenant à des minorités ethniques sont doublement victimes, en tant que femme et en tant que membre d’une minorité ethnique. Les inégalités de genre alimentent le climat de violence et d’impunité pour les auteurs de ces crimes, au même titre que le manque d’Etat de droit.
Violences sexuelles contre des hommes et des garçons / des personnes transgenres
La Mission s’est aussi penchée sur les violences sexuelles subies par des hommes et garçons, sous-documentée, en particulier dans le contexte de la détention, et par les personnes transgenres.
Conclusion : un besoin criant de justice et un manque total de volonté politique
Pour conclure, les enquêteurs de l’ONU pointent, de nouveau, l’enjeu majeur de justice et de lutte contre l’impunité. Face à l’ampleur de ces violences sexuelles, aucun haut-gradé n’a été mis en cause. Outre les obstacles légaux, il est surtout question de l’absence de volonté politique de faire juger les auteurs de ces crimes au caractère systématique.
Le 7 février 2019, en réponse à la documentation préexistante de ces crimes par l’ONU et par des organisations de défense des droits de l’Homme, le gouvernement birman déclarait devant le Comité de l’ONU pour l’élimination des discriminations contre les femmes : « Alors qu’il y a eu des cas allégués et des accusations portées contre des membres des forces de sécurité, il n’y a pas eu de preuve et d’éléments suffisants pour condamner quiconque. Des actions en justice ne peuvent se fonder sur des récits et des rumeurs émanant de sources dénuées de fiabilité.»
Les autorités birmanes vont-elles rejeter en bloc, comme elles l’ont fait jusqu’à présent, les conclusions de ce nouveau rapport ? Lors de sa conférence de presse de présentation à New York le 22 août, Mme Radhika Coomaraswamy, membre de la Mission, a pourtant rappelé qu’il est, ici aussi, encore question de la supervision de l’armée par le pouvoir civil. Tout le travail mené par cette Mission de l’ONU relie les éléments les uns aux autres. Son précédent rapport du 5 août sur le poids économique de l’armée liait aussi son sujet à cette nécessaire supervision. Pour en finir un jour avec l’impunité et la violence.
Les recommandations de ce rapport ont pour objectif de permettre aux victimes d’obtenir justice et en appellent au gouvernement birman, à toutes les parties aux conflits et à la communauté internationale pour faire rendre des comptes aux auteurs de ces violences sexuelles. L’armée birmane doit cesser de recourir à la violence sexuelle pour terroriser et punir les minorités ethniques.
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A venir / Pour débattre de ce sujet :
Info Birmanie organise le mercredi 18 septembre 2019 une projection-débat autour du film « Mother, Daughter, Sister » (VOSTF) de Jeanne Hallacy. Ce documentaire, présenté en avant-première en France, donne la voix à des femmes Rohingya et Kachin qui appellent à la fin des violences sexuelles dans les conflits. Débat en présence d’Info Birmanie et de Véronique Nahoum-Grappe, anthropologue, qui évoquera avec nous les spécificités du viol en temps de guerre / Projection-débat du 18/09 à 19h30, REV CAFE 54ter rue Robespierre 93100 Montreuil / Contact / Inscription (gratuite) : Sophie Brondel 07 62 80 61 33 sophie@info-birmanie.org