L’invité du mois : Olivier Guillard

L’invité du mois : Olivier Guillard

Entretien  avec Olivier Guillard, auteur de Birmanie 2020 (Dalloz, 2009), spécialiste de l’Asie au CERIAS (Université du Québec à Montréal), et directeur de l’information chez Crisis24 (Groupe GardaWorld)

« La mobilisation des Birmans contre la férule des généraux est admirable, incroyable. Émouvante. Mais pas désespérée, loin de là. » 

1/ Le mouvement de résistance du peuple birman face à la junte, transformé en révolution, est exemplaire par sa durée et son ampleur. Près d’un an et demi après le coup d’Etat militaire, où en est le rapport de rapport de force entre le peuple et la junte ?

Vous avez parfaitement raison de le souligner : face à de si nombreux périls et un adversaire aussi dénué de scrupules, disposant de moyens disproportionnés (cf. l’armée de l’air birmane a pris livraison ces derniers jours de deux chasseurs russes Sukhoi 30…), la mobilisation des Birmans contre la férule des généraux est admirable, incroyable. Émouvante. Mais pas désespérée, loin de là ; certes, en revanche, elle s’avère couteuse à maints égards (en vies humaines notamment ; en destructions matérielles ; en déplacements de population également). Pourtant, les Birmanes et les Birmans rejetant plus encore à l’été 2022 qu’à l’hiver 2021 la mainmise des généraux sur le pays demeurent plus déterminés qu’elles/ils ne l’ont jamais été ; prêts à payer le prix fort si nécessaire pour tenter de bouter hors du pouvoir l’armée birmane et ses relais, pour renvoyer les soldats dans les casernes et faire in fine prévaloir les (légitimes) velléités démocratiques d’une majorité de Birmans.

Aujourd’hui, si la tatmadaw (armée régulière) demeure à la fois (par la force, la terreur et la répression) aux commandes de la nation et en situation de contrôle sur une grande partie du territoire, cette dernière a vu se développer lors de l’année écoulée – un phénomène dont elle avait minimisé la probabilité d’occurrence, plus encore l’intensité et la menace à venir… – une noria exponentielle de groupes de défense citoyens locaux (généralement regroupés sous le générique de People’s Defense Forces ou PDF), pro démocratie et anti junte, incarnations armées de la résistance citoyenne au régime des militaires.

A l’été 2022, ces PDF en lien direct avec la résistance politique personnifiée par la Ligue nationale pour la Démocratie (LND), la société civile et les opposants de tout poil aux militaires, répondant dans leur grande majorité au Gouvernement d’union nationale (NUG), ont tissé à toute vitesse leur toile dans quasi tous les Etats du pays ; en étoffant sans cesse leurs rangs malgré les inévitables dangers associés à leur entreprise, profitant du savoir-faire et de précieux transferts de compétence de la part des groupes ethniques armés (GEA) hostiles au régime militaire et croisant quotidiennement ou presque depuis des années, sinon des décennies, le fer avec l’armée régulière dans les Etats Kachin, Shan, Karen, etc.

Les estimations diffèrent selon les observateurs et les sources mais les effectifs de ces PDF se comptent aujourd’hui assurément en dizaines de milliers d’hommes et de femmes, de tous âges et de toutes conditions sociales, par-delà les différences ethniques.

On dénombre au niveau national plusieurs centaines de PDF (cf. Chin National Defense Force, Civilian Defense and Security Organization, Cobra Column, Dragon Rangers Mandalay, etc.) ou autres structures similaires, dont les capacités se sont au fil des mois et trimestres d’expérience sur le terrain renforcées, leurs techniques et tactiques affinées[1], leur interopérabilité développée ; ce, en combinant notamment des attaques / opérations conjointement menées avec des GEA (cf. Karen National Liberation Army), opposant ainsi à l’armée régulière une galaxie de fronts sur lesquels cette dernière doit s’employer et disperser ses troupes, celles-ci enregistrant ces derniers mois de lourdes pertes (morts, blessés, destructions de matériels et prises de guerre). Une évolution non anticipée par des généraux condescendants et (trop) sûrs de leur fait regardant désormais d’un tout autre œil cette menace hybride (citoyenne, politique et de type guérilla) avec laquelle elle doit composer… Ainsi, si l’on en croit la Karen National Union (KNU), au 1er semestre 2022, lors de plus de 300 accrochages / attaques, ses forces auraient fait plus de 2 000 victimes[2] dans les rangs de l’armée régulière.[3]

Ces dernières semaines la tatmadaw et ces PDF s’affrontent quotidiennement sur un spectre très large de terrains et de fronts mouvants, dans une dizaine d’Etats et de régions plus particulièrement : dans les régions de Sagaing (Tabayin et Wetlet Townships ; Myaung), de Magwe ou de Mandalay, dans les Etats Shan (cf. Pekon Township), Kayah, Mon (cf. Bilin Township), Karen (Myawaddy Township) et Chin (région de Mindat).

2 / En comparaison du soutien apportée par la communauté internationale à la résistance ukrainienne, le soutien à la résistance birmane est faible et le peuple birman est livré à lui-même. Qu’est-ce que qui explique cette différence dans la réaction de la communauté internationale et comment ce soutien pourrait-il être renforcé ?

On peut à maints égards parler en l’occurrence de différence ; pour dire le moins. S’il ne s’agit bien entendu en aucun cas de s’émouvoir de l’importance de la mobilisation internationale au chevet de l’Ukraine envahie, sciemment détruite et martyrisée ces derniers mois par les forces russes et les desseins du Kremlin, et de la volumétrie de l’assistance (en matériels militaires, en crédits, en soutien diplomatique et financier) fournie par un concert des nations concerné, comment en revanche ne pas parallèlement s’émouvoir de la mobilisation infiniment plus minimaliste sinon quasi-inexistante en soutien à la résistance birmane, à son gouvernement d’union nationale, à ses PDF manquant de tout ou presque pour faire face sur le terrain à la puissante et bien équipée armée birmane ?

Quel contraste (euphémisme), quel désintérêt (en comparaison), quel mépris pour ces dizaines de millions de Birmans refusant le joug sans fin des généraux sur leur destinée… On peut sans mal imaginer combien la population doit se sentir délaissée, abandonnée, déconsidérée.

Fin juin, le gouvernement d’unité nationale (NUG) implorait (pour la énième fois) la communauté internationale de bien vouloir lui fournir au plus vite une aide matérielle, assurant que cette dernière (fut-elle bien évidemment moins transversale et plus limitée que celle destinée à la très méritante résistance ukrainienne) apparaît comme ‘’le moyen le plus rapide de mettre fin à cette crise et de libérer la Birmanie’’. Un appel (désespéré) de plus qui n’a guère résonné dans les chancelleries occidentales, dans les capitales européennes ou nord-américaines, par ailleurs bien peu relayé dans les médias occidentaux ; c’est tout dire…

On ne peut se voiler la face et considérer que le monde extérieur – à commencer par l’Occident – se sent concerné de la même manière par ces deux graves crises extérieures distantes l’une de l’autre de 7000 km (à vol d’oiseau)… Consciemment ou non, le sort difficile de la population ukrainienne de Kiev – cette voisine distante d’à peine 2 000 km (par la route) de Paris…- les exactions et destructions perpétrées par les troupes de Moscou, les crimes et horreurs perpétrées, intéressent et inquiètent l’Europe, l’Amérique du Nord, infiniment plus que les actions indéfendables identiques (sinon pires) ces 17 derniers mois des forces régulières birmanes aux ordres du senior-général Min Aung Hlaing.

Et ce, même sans prendre en compte la dimension économique de ces deux sinistres parallèles … Il est vrai que le retour aux affaires des généraux birmans le 1er février 2021 ne s’est accompagné jusqu’alors d’aucune onde de choc économique extérieure ; et cela ne changera pas ces prochains mois. Alors que le séisme ukrainien ourdi depuis la capitale russe pèse de diverses manières et lourdement – en ces temps éreintant et sans fin de pandémie de Covid-19 – sur les grands équilibres alimentaires, économiques, énergétiques et financiers d’une grande partie du globe.

Relevons au passage qu’a contrario, le soutien multiforme de Pékin et de Moscou – deux paratonnerres diplomatiques acquis aux généraux birmans – à la junte demeure en cet été 2022 mouvementé total (en Ukraine comme en Birmanie), non sujet à un quelconque retournement à court – moyen (cf. visite de courtoisie du ministre chinois des Affaires étrangères en Birmanie début juillet 2022).

3/ Sur le terrain armé, doit-on craindre un nouvel embrasement dans l’état d’Arakan entre l’Arakan Army (AA) et les militaires ?

En amont du scrutin général de novembre 2020 – remporté dans les grands largeurs par la Ligue nationale pour la démocratie (LND) d’Aung San Suu Kyi (dont le sort difficile ne semble guère plus émouvoir grand monde dans le monde développé, y compris dans les grandes capitales démocratiques occidentales) -, l’armée birmane aux ordres de Min Aung Hlaing et l’Arakan Army (AA) avaient convenu de l’opportunité d’un cessez-le-feu bilatéral, éloignant ainsi temporairement le sensible ouest birman (cf. théâtre de la crise des Rohingyas depuis 2017) de possibles développements armés, alors que se profilait donc l’important rendez-vous électoral évoqué en début de paragraphe.

Après un an et demi de maintien peu ou prou sérieux, cette fragile trêve régionale semble désormais bien ténue, le risque de dégradations à court terme entre les belligérants bien réels, les augures sombres. Du reste, le mois écoulé n’a-t-il pas vu les prémices d’une nouvelle phase de confrontation violente à venir entre l’armée régulière et les troupes composites de l’AA[4] (aux effectifs difficiles à évaluer aujourd’hui, mais s’élevant possiblement a minima en milliers d’hommes) ?

Début juin, l’AA s’est activée avec succès dans divers townships de l’Arakan (Kyauktaw, Ponnagyun, Mrauk-U, Sittwe) pour kidnapper une douzaine de soldats et de policiers ; à quoi le régime militaire a jusqu’alors répondu en arrêtant plusieurs dizaines de locaux soupçonnés de liens avec l’Arakan army du major-général Twan Mrat Naing, lequel déplorait sur les réseaux sociaux, au seuil de l’été : ‘’Depuis quelque temps, la tension entre l’armée birmane et l’Arakan army ne cesse de croître. Les affrontements peuvent reprendre à tout moment entre les deux parties ; nous demandons donc à la population d’éviter les zones où la tatmadaw est active et où ses troupes sont installées’’.

4/ La bataille de la représentation de la Birmanie à l’Onu n’a pas encore été véritablement tranchée, même si la junte reste isolée sur la scène internationale. Sur le terrain de la légitimité, quelle est l’évolution du rapport de force entre le NUG et la junte ?

En dépit du très important soutien populaire auprès des Birmans et d’un indiscutable capital sympathie auprès des démocraties occidentales – tout est dit ou presque dans ce constat lapidaire -, les avancées en ce sens du méritant et très isolé NUG sont laborieuses, isolées, limitées.

Certes courant mai 2022, la Secrétaire d’Etat Wendy Sherman a bien rencontré à Washington des représentants du NUG, dont Zin Mar Aung. Sur le communiqué de presse de cette brève réunion printanière, on peut ainsi notamment lire : ‘’La Secrétaire adjoint a remercié Zin Mar Aung pour son courage et son dévouement envers le peuple birman et a offert le soutien des États-Unis pour une démocratie inclusive, pacifique et prospère pour tous’’. Rien qui ne risque de faire trembler à court terme la junte et précipiter sa chute… Un semestre plus tôt, le Conseiller américain à la sécurité nationale (Jake Sullivan) avait déjà rencontré (virtuellement) des émissaires du NUG…

Des émissaires du NUG sillonnent de plus en plus ces derniers mois les capitales européennes (Belgique, République tchèque, Royaume uni) et rencontrent des gouvernements en quête de soutien.

A noter aussi que le NUG dispose désormais de quelques bureaux de représentation en Europe, en France notamment ; relevons à ce sujet qu’à l’automne dernier, le Sénat français avait adopté une motion demandant au gouvernement de reconnaître officiellement le NUG. Une suggestion qui hélas n’a pas été à ce jour suivie par l’Assemblée nationale.

Parallèlement, à l’instar de l’Allemagne, de l’Italie et du Danemark, certaines démocraties occidentales ont en signe de protestation contre le régime militaire – et donc de soutien indirect au NUG – dégradé d’un cran le niveau de leur représentation diplomatique en Birmanie (un ‘’simple’’ chargé d’Affaires se substituant au plus emblématique mandat d’ambassadeur). De bien timides avancées en vérité…

5/Quels sont les Etats qui n’ont aucun intérêt à voir le camp pro-démocratie l’emporter en Birmanie ?

La République populaire de Chine du président Xi Jinping, la Russie du président V. Poutine, ne figurent pas parmi les plus grands défenseurs de la cause démocratique birmane, cela se saurait… Sans surprise, la Corée du Nord du dictateur trentenaire Kim Jong-un non plus. En revanche, dans un registre plus trouble à défaut d’être vraiment surprenant (ou décevant), mentionnons ici d’un mot qu’au sein de l’ASEAN même – une organisation régionale à laquelle appartient la Birmanie au côté de neuf autres nations d’Asie du Sud-Est -, certains régimes eux-mêmes en froid avec la règle démocratique (on pense ici notamment au Cambodge[5], au Laos, mais également à la Thaïlande, où prévaut depuis huit ans déjà un régime martial issu lui aussi d’un coup d’Etat militaire…) ne se mobilisent pas particulièrement (le contraire aurait surpris) ni au chevet de l’opposition pro démocratie, du NUG, moins encore en soutien des PDF et autres GEA réfractaires aux généraux birmans…


[1] Dans le volet transversal de plus en plus riche et diversifié des ‘’actions’’ aujourd’hui entreprises par ces PDF, mentionnons notamment les embuscades, les assassinats ciblés, les attentats à la bombe, le sabotage d’installations, d’infrastructures ou  d’entreprises liées à la junte, les attaques classiques combinées (PDF + GEA) de postes militaires ou policiers, de convois de véhicules, de navires militaires, en recourant y compris aux drones équipés d’explosifs…

[2] Une volumétrie tout aussi impressionnante que difficile à vérifier toutefois.

[3] ‘’2,200 Myanmar Junta Soldiers Killed Since January: KNU’’, The Irrawaddy, 6 juillet 2022.

[4] Pour nos lecteurs, rappelons que l’AA est déjà significativement engagée ces dernières années sur le terrain des hostilités aux côtés de la Kachin Independance Army (KIA), un influent GEA de l’Etat septentrional Kachin.

[5] Visite en janvier 2022 du 1er ministre cambodgien Hun Sen, au pouvoir depuis… 36 ans…