L’Etat birman devant la Cour Internationale de Justice

L’Etat birman devant la Cour Internationale de Justice

Le 11 novembre dernier, la Gambie a déposé une requête devant la Cour Internationale de Justice (CIJ), la plus haute juridiction de l’ONU, chargée de régler les différends juridiques entre Etats. La Gambie, en tant que partie à la Convention de 1948 sur la prévention et la répression du génocide, met en cause la responsabilité de l’Etat birman sur le fondement de ce texte. Cette Convention permet aux États membres de porter un litige devant la CIJ en cas de violation présumée de ce traité par un autre État et de faire adopter des mesures provisoires pour mettre un terme aux violations récurrentes.

Dans sa requête, la Gambie demande en premier lieu à la CIJ de décider de telles mesures afin de protéger les 600 000 Rohingya qui demeurent encore en Birmanie. Dans leur dernier rapport présenté au Conseil des droits de l’Homme en septembre 2019, les enquêteurs de la Mission d’établissement des faits de l’ONU ont en effet conclu que les Rohingya, visés par des persécutions généralisées et systématiques en Birmanie, y demeurent exposés à un risque de génocide. En septembre 2018, ils avaient conclu à l’existence d’éléments génocidaires. Un an plus tard, les éléments recueillis les amènent à considérer que l’Etat birman a une intention génocidaire.

La première audience devant la CIJ s’est tenue à la Haye du 10 au 12 décembre. Le débat à trancher par les juges de la CIJ s’annonce éminemment juridique et requiert une très bonne connaissance du dossier. Mais notons d’abord que la saisine de la CIJ représente une étape très importante pour les victimes, sur le plan des symboles et de la reconnaissance de leurs souffrances. Persécutés depuis des décennies en toute impunité, les Rohingya voient pour la première fois un juge indépendant et impartial saisi de leur sort. La perspective qu’une juridiction puisse dire le droit est une première étape considérable.

Les autres minorités persécutées de Birmanie ne s’y sont pas trompées. La requête gambienne est en effet soutenue par de nombreuses organisations Kachin, Shan, Karen… à travers le monde. Victimes de la même armée et confrontées à la même impunité, ces membres de minorités persécutées font front commun, considérant que toute avancée sur le front de la justice concernant l’une d’entre elles sera bénéfique aux autres. L’initiative gambienne est également soutenue par les défenseurs des droits de l’Homme birmans qui soutiennent les Rohingya, tant au sein de la diaspora qu’à l’intérieur du pays. Ils ne sont cependant pas nombreux en Birmanie, confrontés à un rejet alarmant de cette minorité de la part de la population majoritaire et à un risque de répression des autorités en cas de défense publique de ces opprimés. Cette diversité de voix birmanes soutenant la demande de justice des Rohingya incarne bel et bien un espoir pour une Birmanie réconciliée. Une réconciliation qui passe par la reconnaissance : de toutes les composantes de la population, des crimes perpétrés et de l’importance du besoin de justice face à des décennies d’impunité.

Si un diplomate français considère que la requête gambienne détruit le multilatéralisme, il est au contraire possible de considérer qu’elle répond à la faillite de la communauté internationale, qui échoue à défendre et à protéger les Rohingya depuis des décennies. Face à la gravité de leur situation, le Conseil de sécurité de l’ONU a tout particulièrement failli à son mandat. Dans ce contexte, l’initiative de l’Etat gambien ne demande qu’à être « multilatéralisée ». Le Canada et les Pays-Bas ont ainsi officiellement annoncé qu’ils soutenaient la requête gambienne.

Celle-ci repose en grande partie sur l’engagement du Ministre gambien de la Justice, Abubacarr Tambadou : “c’est une honte pour notre génération de ne rien faire pendant que le génocide se déroule sous nos yeux.” Ancien procureur au Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR), il s’est rendu dans les camps de réfugiés au Bangladesh et porte la requête déposée devant la CIJ au nom de valeurs universelles. Cela fait des mois qu’une telle initiative était débattue au sein de la Conférence pour la Coopération Islamique, qui rassemble 57 Etats membres. L’initiative gambienne est par ailleurs soutenue par 10 ONG  (No Peace Without Justice, l’Association pour la Lutte contre l’Impunité et pour la Justice transitionnelle, le Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits humains (European Center for Constitutional and Human Rights, ECCHR), la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), Global Centre for the Responsibility to Protect, Global Justice Center, Human Rights Watch, International Bar Association Human Rights Institute (IBAHRI), Parliamentarians for Global Action et Women’s Initiatives for Gender Justice.)

En Birmanie, la requête de la Gambie a malheureusement été présentée comme une attaque visant le pays lui-même. Aung San Suu Kyi a d’ailleurs fait le choix de venir en personne à La Haye pour défendre les « intérêts nationaux » de la Birmanie. Ses soutiens ont été mobilisés sur le thème “eux contre nous” et des panneaux affichant “no Rohingya”/“no CIJ” ont été déployés dans les rues. Le renvoi de l’Etat birman devant la CIJ est donc incontestablement utilisé à des fins de campagne pour mobiliser les troupes à l’approche des échéances électorales de 2020, sur fond de dérive nationaliste et de rejet anti-Rohingya largement partagé au sein de la majorité Bamar.

Au sortir de ces trois jours d’audience, le décalage entre la gravité de la situation des Rohingya et le contenu de l’intervention d’Aung San Suu Kyi est frappant, tout en étant sans surprise. La mention « fake rape » (viol mensonger) n’a-t-elle pas été disposée sur la page d’accueil de son site officiel de Conseillère d’Etat au sujet des viols infligés aux femmes Rohingya ? Si Aung San Suu Kyi a eu un mot pour les victimes innocentes, elle n’a pas une seule fois nommé les Rohingya par leur nom et conteste, non seulement « l’intention génocidaire » de l’Etat birman, mais aussi les crimes documentés par l’ONU et la nature de l’intervention de l’armée en 2017, défendue comme une action légitime face à une menace terroriste. Tout juste concède-t-elle un éventuel « usage disproportionné de la force » dans le cadre d’une opération de contre-insurrection, arguant que tout crime de guerre devra être jugé par la justice de son pays. Cette justice qui condamne les journalistes enquêtant sur les massacres et en absout les auteurs?

Il est frappant de constater que le contenu de l’intervention d’Aung San Suu Kyi n’avait souvent pas sa place dans le débat juridique soulevé devant la CIJ. Comme si elle s’adressait finalement plus à ses électeurs et répondait à des enjeux internes, déconnectés de l’objet de la requête. Certains avancent aussi qu’avec son intervention Aung San Suu Kyi jouerait sa marge de négociation avec l’armée pour mener à bien la réforme de la Constitution de 2008. A supposer que cela soit le cas, à quel prix? Et pour quel résultat? La « complexité birmane » et la marge de manœuvre restreinte des autorités civiles ne sont pas des arguments devant la Cour. Il ressort en effet des nombreux rapports de l’ONU que les persécutions subies par les Rohingya impliquent les autorités militaires et civiles. Cet alignement n’en finit d’ailleurs pas de miner la « transition démocratique ».

A l’issue de l’audience, le général Zaw Min Tun, du Service de l’Information Vraie de l’armée,  était en mesure de déclarer : « Aung San Suu Kyi a été capable d’informer la communauté internationale des racines de la crise dans le Rakhine et des attaques terroristes menées par l’ARSA, qui ont été précédemment dissimulées à la communauté internationale. Elle a pu expliquer que le gouvernement et l’armée travaillent de manière responsable, en rendant des comptes conformément au système judiciaire de la Tatmadaw. Elle a aussi levé l’incompréhension de la communauté internationale au sujet des opérations de nettoyage menées par l’armée. Nous ne sommes pas des spécialistes du droit, mais … sommes optimistes par rapport à cette affaire.»

Une telle convergence, même contrainte ou à des fins « stratégiques », a de quoi inquiéter tous ceux qui aspirent au changement. Lors de l’audience, Aung San Suu Kyi a d’ailleurs fait projeter l’image d’un match de football interconfessionnel pour illustrer la politique qui serait actuellement menée par l’Etat birman ! Un Etat dans lequel les destructions de villages Rohingya ont continué en 2019, selon le rapport publié par l’Australian Strategic Policy Institute (ASPI) – images satellitaires à l’appui.

En septembre 2019, les enquêteurs de l’ONU affirmaient que « compte tenu de l’application généralisée par le Gouvernement de restrictions à la liberté de circulation contre les Rohingya, des violences physiques qu’il tolère à leur égard, des graves restrictions à l’accès humanitaire qu’il a mises en place, de son incapacité à offrir aux Rohingya déplacés des possibilités sûres et durables de retourner dans leurs foyers et de son inaptitude à faire modifier ou abroger les lois qui servent de base à la persécution des Rohingya, la Mission a des motifs raisonnables de conclure que la situation des Rohingya demeure largement inchangée depuis son dernier rapport. De fait, la situation des Rohingya [en Birmanie] a empiré après une autre année passée à vivre dans des conditions déplorables. La Mission est aussi raisonnablement en mesure de conclure que les actes du Gouvernement continuent de s’inscrire dans le cadre d’une attaque généralisée et systématique qui constitue une forme de persécution et s’apparente à d’autres crimes contre l’humanité visant les Rohingya demeurant dans l’État [d’Arakan]…»

Ils concluaient que « compte tenu des politiques hostiles arrêtées par le Gouvernement à l’égard des Rohingya, des conditions de vie auxquelles il les soumet, de la persistance avec laquelle il leur dénie leur citoyenneté et leur identité ethnique, de son incapacité à réformer les lois qui asservissent le peuple rohingya, de la poursuite des discours haineux proférés à leur encontre, du génocide qu’il a commis par le passé et de son incapacité à assumer ses responsabilités concernant les « opérations de nettoyage » menées en 2016 et 2017, la mission a également des motifs raisonnables de conclure que l’État a une forte intention génocidaire, que des actes génocidaires risquent sérieusement d’être à nouveau commis, et que [la Birmanie] manque aux obligations qui lui incombent de prévenir le génocide, de mener les enquêtes voulues en la matière et d’adopter des textes de loi qui incriminent et répriment effectivement le génocide. »

Si la décision de la CIJ sur la demande de mesures provisoires est attendue dans les mois qui viennent, sa décision sur le fond de l’affaire prendra beaucoup plus de temps. Quelle que soit la qualification juridique à venir, les persécutions subies par les Rohingya sont établies. Malheureusement, la position de l’Etat birman tout au long de l’audience indique que la perspective de voir sa politique infléchie est faible. La « polarisation extrême » qu’Aung San Suu Kyi met sur le compte de la requête gambienne est le résultat de décennies de persécution et de déni étatiques.

  30 décembre 2019

Gel des avoirs de hauts-gradés birmans par le Trésor américain

Gel des avoirs de hauts-gradés birmans par le Trésor américain

CP 11 décembre 2019 – Alors que nos regards sont tournés vers l’audience qui s’ouvre aujourd’hui devant la Cour Internationale de Justice – au cours de laquelle Aung San Suu Kyi défendra la Birmanie mise en cause pour génocide – la pression internationale monte d’un cran.

A l’occasion de la Journée internationale des droits de l’Homme célébrée hier, le Trésor américain a annoncé de nouvelles sanctions contre de hauts-gradés birmans, parmi lesquels le Commandant en chef de l’armée Min Aung Hlaing. Cette fois, il s’agit du gel de leurs avoirs détenus sur des comptes à l’étranger. En les frappant au portefeuille, les sanctions américaines dépassent le seuil du symbole.

En juillet dernier, les Etats-Unis étaient devenus le premier gouvernement à viser la plus haute hiérarchie militaire pour sa responsabilité dans les violations massives des droits de l’Homme commises à l’encontre des Rohingya. Mais les sanctions se bornaient à priver Min Aung Hlaing et quelques autres hauts-gradés d’entrée sur le territoire américain.

Comme le souligne Human Rights Watch, les nouvelles sanctions adoptées ont la capacité de peser en réduisant la sphère géographique et financière des forces de sécurité birmanes. Mais encore faut-il que l’Union Européenne s’aligne sur ce régime de sanctions et œuvre aux côtés des américains pour que d’autres pays suivent, en particulier Singapour, véritable centre bancaire de la sous-région.

Pendant combien de temps encore l’inclusion de Min Aung Hlaing sur la liste des militaires sous sanction fera-t-elle débat au sein de l’Union Européenne ?

Au lendemain de la décision américaine, nous demandons à la France, comme nous l’avons déjà exprimé, d’œuvrer pour que le Commandant en chef de l’armée birmane, en particulier, soit visé par les sanctions de l’Union Européenne et que celle-ci aligne son régime de sanctions sur celui des Etats-Unis. Il en va toujours de la crédibilité de notre engagement dans la lutte contre l’impunité. 

Contact : Sophie Brondel 07 62 80 61 33 sophie@info-birmanie.org

10 décembre 2019 Journée internationale des droits de l’Homme

10 décembre 2019 Journée internationale des droits de l’Homme

Génocide des Rohingya / Le Canada et les Pays-Bas soutiennent la Gambie dans sa requête devant la CIJ : que fait la France ?

La Cour internationale de Justice (CIJ) examine à partir d’aujourd’hui la requête de la Gambie, mettant en cause la responsabilité de l’Etat birman pour avoir échoué à prévenir et à réprimer le génocide des Rohingya au titre de la Convention de 1948 sur la prévention et la répression de ce crime. La Gambie demande tout d’abord à la CIJ de décider de mesures provisoires pour protéger les Rohingya qui demeurent encore en Birmanie.

C’est la première fois que la Convention de 1948 sur le génocide est actionnée de la manière prévue par ses rédacteurs : pour réprimer ET pour prévenir. L’initiative gambienne est exemplaire à ce titre et mérite d’être célébrée en cette Journée Internationale des droits de l’Homme. Elle vient palier à la faillite de la communauté internationale, en particulier du Conseil de sécurité de l’ONU.

Alors que le Canada et les Pays-Bas appuient officiellement l’initiative gambienne, nous demandons à la France de rejoindre ces Etats, cohérents dans leur engagement pour la justice et contre l’impunité.

L’audience devant la CIJ marque une première étape sur le chemin de la justice. Les victimes Rohingya aspirent à l’établissement des responsabilités juridiques de l’Etat birman au titre de la Convention de 1948. Quelle sera la défense de la délégation menée par Aung San Suu Kyi ? S’il est malheureusement facile de mobiliser les foules en Birmanie en jouant sur le thème de la « nation attaquée » sur fond de nationalisme bamar-bouddhiste éhonté peu soucieux de la vie des Rohingya, le déni et la réécriture de l’Histoire ne fonctionneront pas devant les juges de la CIJ. Il n’y sera question que de droit.

L’audience qui se tient du 10 au 12 décembre devant la CIJ peut être suivie en direct .

Contact : Sophie Brondel sophie@info-birmanie.org 07 62 80 61 33

 

Condamner la traite d’êtres humains : un travail de longue haleine pour la Thaïlande

Condamner la traite d’êtres humains : un travail de longue haleine pour la Thaïlande

InfoBirmanie, en partenariat avec Terre des Hommes France (TDH), la Fédération Internationale Terre des Hommes (FITDH), et Foundation for Education and Development (FED) participe à un projet visant à réduire la vulnérabilité des migrants entre la Thaïlande et la Birmanie. Cet article d’Info Birmanie est le sixième de notre série qui vise à rendre compte de la situation pressante des migrants birmans en Thaïlande et du contexte de cette migration.

Depuis quelques années maintenant, la Thaïlande tente de rendre justice aux victimes de la traite, parmi lesquelles on compte de nombreux birmans.

Les premières condamnations pénales ont vu le jour en 2017 à Bangkok, lors d’un procès sans précédent impliquant un haut gradé de l’armée thaïlandaise, des politiciens locaux et des policiers. L’étendue de ce trafic (in)humain est dénoncée depuis des années par de nombreuses ONG (Human Rights Watch, Fortify Rights…). C’est en 2015 qu’il éclatera sous le regard de la communauté internationale suite à la découverte de fosses communes en pleine jungle thaïlandaise, là où se cachent les camps de transit pour migrants. Parmi les victimes, de nombreux Rohingya.

La volonté de rendre justice…

Le 21 octobre 2019, la Thaïlande a “remis” à la Birmanie plus d’une cinquantaine de victimes birmanes de la traite d’êtres humains. La lutte contre ce phénomène est une entreprise de longue haleine. 

En août dernier, le directeur de la Division Thaïlandaise de la Lutte Contre la Traite des Personnes, annonçait qu’au cours de ces deux dernières années, le nombre de victimes birmanes était le plus élevé, comparé aux ressortissants d’autres pays (Laos, Cambodge…).  En parallèle à ce trafic illégal, il faut noter qu’environ 20 000 travailleurs birmans entrent légalement en Thaïlande chaque mois afin de trouver du travail, dans le cadre d’un accord visant à favoriser les déplacements par voie légale. 

Depuis 2014, la justice thaïlandaise a connu environ 1335 affaires de traite d’êtres humains et ordonné aux trafiquants de régler aux victimes une indemnisation totale de plus de 130 millions de bath (soit 4,3 millions USD) pour les dommages subis. 

Cette année, la Thaïlande a par ailleurs secouru plus de 1000 victimes de ce trafic. Il y aurait, à l’heure actuelle, plus de 550 victimes placées dans des centres de réhabilitation thaïlandais qui attendent d’être reconnues dans leur citoyenneté birmane. Le nombre de victimes est bien sûr supérieur, mais difficile à chiffrer précisément. Selon l’index de la Fondation Walk Free, la Thaïlande compterait environ 610 000 personnes réduites en esclavage, pour une population de 69 millions d’habitants.

Mais une volonté parfois ralentie

Le rôle du gouvernement, en théorie, est d’accompagner les victimes dans leurs démarches en justice. Mais le cadre ne semble pas encore très établi à ce niveau. De plus, dans 99 % des cas, les trafiquants d’êtres humains ignorent les condamnations rendues par les juges et très peu de procès aboutissent réellement. Les victimes n’ont reçu leur indemnité que dans 5 des 1335 affaires évoquées ci-dessus. 

Le gouvernement thaïlandais envisage de modifier une loi de 1999 concernant la lutte contre le blanchiment d’argent. L’objectif serait d’utiliser les avoirs des contrevenants, saisis par le Bureau de lutte contre le blanchiment d’argent (AMLO), afin d’indemniser les victimes. Quatre séances publiques ont eu lieu cette année pour discuter de l’éventuelle modification législative. Car les avoirs saisis sont actuellement, selon la loi, propriété de l’Etat. Le gouvernement doit encore examiner cette possibilité de réforme, mais aucune date n’a été annoncée pour l’instant.

Un avocat qui a suivi plusieurs affaires sur cette problématique souligne que, bien souvent,  les victimes ne reçoivent jamais l’indemnité à laquelle elles ont droit. Les trafiquants ne possèdent en général pas la somme exigée. Et la peine de prison à laquelle ils peuvent être condamnés rend la collecte des fonds impossible. Précarisées, les victimes encourent le risque d’être de nouveau ciblées et touchées par le trafic. 

Si on peut constater une certaine volonté de rendre justice aux victimes du fléau de la traite d’être humain en Thaïlande, il reste donc encore un long chemin à parcourir pour permettre à toutes les victimes d’obtenir effectivement réparation et justice. 

 Le 27 novembre 2019

Margot Meyer

Exposition d’art sur la justice à Rangoun : mérites, limites… et discorde

Exposition d’art sur la justice à Rangoun : mérites, limites… et discorde

Rangoun, 24 novembre 2019

Dans un pays marqué par tant de violence et d’injustice(s), visiter une exposition d’art à Rangoun sur le thème de l’accès au droit peut sembler dérisoire. Info Birmanie a franchi le pas de cet espace de micro-expression, boycotté par un artiste birman exilé qui ne mâche pas ses mots.

L’accès au droit s’expose actuellement à Rangoun dans le Old Tourist Burma Building. L’exposition multimédia « Everyday Justice » marque les quatre ans du programme d’accès au droit « MyJustice », mis en œuvre par le British Council. Financé par l’Union Européenne, il a été mené en partenariat avec près de 50 organisations de terrain, engagées dans des actions d’accès au droit pour les populations les plus vulnérables et démunies (1).

L’exposition « Everyday Justice » dans le Old Tourist Burma Building à Rangoun

(In)justice : perceptions et vécus individuels

On peut voir dans cette exposition des œuvres (plastiques, photographiques, vidéos) qui interrogent le lien entre la représentation qu’une personne peut avoir de la justice, son identité et les normes de la société dans laquelle elle évolue. Elle aborde notamment les inégalités homme-femme, la situation des personnes LGBT et livre des informations révélatrices sur la perception qu’ont les birmans de la notion de justice. Une enquête de terrain dans le cadre du programme Myjustice, menée auprès de 3365 personnes à travers le pays, livre des résultats évocateurs : la représentation qu’ont les birmans de la justice reste à l’image d’un pays façonné par des décennies de dictature et dans lequel la défiance vis-à-vis de l’institution judiciaire reste de mise. Car tout reste à faire pour que celle-ci devienne indépendante et garante de droits.

Il ressort de l’étude que, pour la très grande majorité des birmans, la loi est un moyen de contrôle de la population et vise à assurer la sécurité publique. Elle ne vise ni à résoudre les différends, ni à protéger les droits. La notion de droits de l’Homme (« Lu A Kwint Ayay »)  est largement méconnue : 44,6% des personnes interrogées (73,5 % des femmes vulnérables en milieu rural) déclarent ne pas savoir ce qu’elle signifie. Et ce sont les autorités locales villageoises qui restent des figures centrales en matière de justice, loin devant le juge. Tous les acteurs des programmes d’accès au droit doivent donc intégrer ces représentations et faire évoluer les mentalités, sur fond d’institutions sources d’injustice en l’absence d’Etat de droit. Htein Lin, l’un des artistes exposé, a réalisé une œuvre à ce sujet représentant l’institution judiciaire. Des briques représentant des murs de prison, des mains tendues et le bureau du juge équipé d’une machine à écrire un peu particulière : si l’on y tape le mot « justice », c’est le mot « indignation » qui apparaît.

Mais peut-on parler de justice librement en Birmanie?

Que montre l’exposition? L’œuvre de Ko Z, qui s’intitule « deux femmes », est ainsi légendée : « Chaque jour des femmes sont victimes de violence et bien souvent personne n’est traduit en justice pour ces crimes. Et si c’était vous ou votre famille ? Que feriez-vous ? Avec quelles difficultés et quel traumatisme ? Comment recherchiez-vous justice ? » Cette œuvre monumentale est en réalité consacrée au sort tragique de Maran Lu Ra et Tangbau Hkawn Nan Tsin, deux jeunes femmes Kachin violées et assassinées par l’armée le 19 janvier 2015.

« Two Women » de l’artiste Ko Z

L’un des films présentant les parcours de bénéficiaires du programme MyJustice traite de la situation d’un paysan Shan dépossédé de ses terres par l’armée dans le nord du pays et qui a pu se les voir restituer. Un tableau écrit évoque en pointillés la corruption et la violence des forces de sécurité. Une œuvre plastique représente un camp de personnes déplacées entouré de barbelés. Une autre évoque les restrictions très fortes qui pèsent sur la liberté d’expression…

Mais le titre de l’œuvre dédiée aux deux jeunes femmes Kachin a dû être changé et une œuvre a dû être retirée. Bien des enjeux de justice en Birmanie ne peuvent tout simplement pas être abordés dans cette exposition, qui traite d’un sujet très sensible. La correspondante de RFI a rencontré des artistes et la commissaire de l’exposition, qui s’expriment à ce propos.

Discorde : un artiste birman refuse d’exposer ses œuvres et pointe du doigt l’Union Européenne

Ces derniers temps, cette exposition fait parler d’elle dans la presse pour une toute autre raison. Sawangwongse Yawnghwe, qui réside aux Pays-Bas, a refusé d’y exposer ses œuvres pour dénoncer l’incohérence de l’Union Européenne (UE). Cet artiste n’est autre que le petit-fils du premier président birman, Sao Shwe Thaike, arrêté la veille du coup d’Etat du Général Ne Win en 1962 et décédé en détention huit mois plus tard.

Sawangwongse Yawnghwe remet sur la table une situation connue : Depuis que l’UE a ouvert des bureaux permanents en Birmanie, son Ambassadeur a élu résidence dans une propriété qui appartient à la famille du feu dictateur Ne Win, au pouvoir de 1962 à 1988. La presse rapporte qu’à l’époque une autorisation spéciale a dû être demandée à Bruxelles en raison du coût exorbitant du loyer de cette résidence, qui se chiffre à plusieurs dizaines de milliers de dollars par mois.

Pour Sawangwongse Yawnghwe, l’UE ne peut pas d’un côté financer le train de vie fastueux de la famille de Ne Win, dont tout le pays a terriblement souffert, et de l’autre promouvoir la transition démocratique et la justice. Progressive Voice y voit « l’hypocrisie des faiseurs de paix » et nombreux sont ceux qui sont choqués par la présence de l’UE dans cette résidence. Dans un pays où le revenu mensuel moyen avoisine les 70 dollars US, le faste n’est pas qu’une affaire de goût…

Les bureaux de l’UE à Rangoun, situés dans le Hledan Center, sont également en cause. Ce bâtiment est détenu par Asia World, un conglomérat proche de militaires et d’anciens du régime, épinglé dans un récent rapport de la Mission d’établissement des faits de l’ONU sur la situation en Birmanie, consacré aux intérêts économiques de l’armée (Tatmadaw). Une armée accusée de génocide, de crimes contre l’Humanité et de crimes de guerre… Les enquêteurs de l’ONU mettent à l’ordre du jour la nécessité de cesser de financer la Tatmadaw en rompant tout lien économique et financier avec son vaste réseau d’entreprises connexes. Cette recommandation est très favorablement accueillie par les défenseurs des droits humains et par de simples citoyens qui voient d’un bon œil tout ce qui peut mettre un terme au pouvoir exorbitant des militaires.

Si l’UE vient d’annoncer qu’elle allait changer de bureaux, elle ne s’est pas encore prononcée sur la résidence de son Ambassadeur… Quant à l’artiste Yawnghwe, il a encore beaucoup de choses à dire et il serait bon de l’écouter : sa radicalité exprime aussi une forme de vérité.

(1) Le programme MyJustice a touché plus de 73000 personnes et compte près de 9000 bénéficiaires directs. Il se termine à la fin de l’année 2019.  

Contact : Sophie Brondel sophie@info-birmanie.org