24 juin 2020 – La Birmanie reste l’une des dernières réserves de teck au monde. Un état de fait qui profite au trafic illégal de ce bois précieux, que même la pandémie actuelle n’endigue pas. En avril, 840 tonnes de teck ont encore été saisies en l’espace d’une semaine en direction de la province chinoise de Yunnan. Des flux illégaux qui s’étendent auprès de tous les constructeurs de luxe, notamment en Europe.
Les forêts luxuriantes de teck situées dans le nord de la Birmanie entre la région de Sagaing et les états Kachin et Shan, représentent pour les communautés locales et indigènes un héritage millénaire qui fournit encore aujourd’hui une de leurs principales sources de revenu. Outre leur importance économique et culturelle, elles constituent également une précieuse réserve pour la biodiversité, abritant plusieurs centaines d’espèces endémiques, aujourd’hui menacées par la déforestation croissante de leur habitat.
Le teck exploité dans la région est en effet très prisé par les entreprises du luxe à travers le monde. On retrouve par exemple ce bois précieux et résistant comme ornementation dans les yachts de luxe européens. Cet intérêt pour le teck a poussé les exploitants à avancer toujours plus loin dans la forêt. Depuis 1990, on observe une perte d’environ 20% de sa superficie initiale. Outre la déforestation, l’exploitation forestière à elle seule dégrade fortement l’environnement. On considère à l’heure actuelle qu’à peine un tiers de la forêt birmane reste intacte.
L’exploitation du bois de teck est à la croisée de plusieurs problématiques : économiques, écologiques et politiques. La Myanmar Timber Enterprise (MTE), entreprise nationale chargée de l’exploitation forestière depuis 1989, est en effet aux mains des autorités militaires. La forêt birmane représente pour l’état-major une des principales sources financières qui abreuvent les élites de tout le pays. Raison pour laquelle cette industrie est parasitée par la corruption et les dérive frauduleuses depuis au moins une vingtaine d’années.
Dans son rapport de février 2019 « State of Corruption : The top-level conspiracy behind the global trade in Myanmar’s stolen teak », l’Agence Environnementale d’Investigation (EIA) a enquêté sur la corruption massive qui sévit à tous les échelons de cette industrie. Elle se situe tant au cœur des réseaux officiels du commerce international de bois qu’en marge de ceux-ci, légitimée par les hauts-gradés de la MTE qui profitent de ce trafic. Grâce à son travail d’infiltration, l’EIA est parvenue à cartographier les réseaux illégaux qui semblent tous converger autour d’une seule et même personne, le « président de l’ombre », que l’on appelle aussi le roi du teck birman : à la suite d’une série d’accords passés avec le gouvernement birman, ce dernier est parvenu à revendre le meilleur teck du pays en le rachetant à l’entreprise nationale MTE, tout en passant outre le système d’enchères organisées par celle-ci. L’EIA indique que ce « président » mafieux, nommé en réalité Cheng Pui Chee, a misé sur un système de corruption innovant basé sur le long terme, en finançant non seulement le train de vie onéreux des élites du pays, mais également les études coûteuses de leurs enfants à Singapour, Hong-Kong puis aux Etats-Unis, s’assurant de la sorte une loyauté sur plusieurs générations. Décédé depuis peu, son partenaire principal Koh Seow Bean ainsi que son fils Thanit Apipatana, continueraient le trafic en usant du réseau d’influence de leur mentor. Selon l’EIA, cette corruption, loin de se limiter aux autorités de la MTE, remonte jusqu’aux plus hauts-gradés du gouvernement, et jusqu’à l’ancien chef de la junte militaire, le général Than Shwe.
Depuis 2013, le commerce de teck illégal est interdit en Europe par le Règlement de l’Union Européenne sur le Bois (l’EU Timber Regulation /EUTR). En 2017, les experts de la Commission sur cette thématique ont cependant conclu qu’aucune garantie reçue par les autorités compétentes des Etats membres concernant le bois en provenance de la Birmanie ne constitue une preuve fiable au regard du respect des disposition de l’EUTR. Mais en dépit de la réglementation et de cette mise en garde, le trafic continue et sert les entreprises européennes qui tirent profit de la corruption birmane et de l’appauvrissement des communautés locales et indigènes. Malgré la réglementation du commerce du bois en Europe à partir de 2013, certaines entreprises (Crown, Boogaerdt, Vandecasteele, et d’autres encore), ont continué à importer du teck illégal en contournant la réglementation européenne.
Dans son dernier rapport publié en mai 2020 « The Croatian Connection Exposed Importing illicit Myanmar teak through Europe’s back door », l’EIA dévoile le pivot central qu’est devenue la Croatie dans ce réseau illégal d’importation grâce à la collaboration du Ministère de l’agriculture croate qui leur a fourni plus de 1000 pages de documentation sur cette affaire. Depuis 2017, l’entreprise Viator Pula dirigée par Igor Popovic a importé dix cargaisons de teck, représentant plus de 144 tonnes de bois, dans l’optique de le revendre à des constructeurs italiens, allemands et néerlandais. L’entreprise croate exploite en effet un vide administratif de l’EUTR qui ne demande qu’au premier « opérateur » européen d’effectuer les vérifications nécessaires sur la provenance et la légalité du bois importé. Le teck importé arrive d’ailleurs en gros, et non taillé en bûches, afin de contourner l’interdiction de l’exportation du teck en bûches, mise en place par le gouvernement birman en 2016.
Si des mesures sont mises en place à la fois par la Birmanie et l’Union Européenne, il est évident qu’elles ne suffisent pas à endiguer un problème qui ne cesse de croître et de menacer aussi bien la faune et la flore locale que les communautés qui vivent des ressources forestières. L’EIA recommande d’ailleurs aux autorités européennes de condamner les entreprises qui circonviennent à l’EUTR en passant par un système d’amendes proportionnelles et dissuasives, tout en renforçant le cadre d’application de l’EUTR qui devrait concerner l’ensemble des opérateurs européens traitant avec un bois importé. De son côté, le gouvernement birman doit lutter contre une corruption qui parasite l’ensemble de ses élites et œuvrer à réformer l’usage et l’exploitation de la forêt en créant par exemple une coalition nationale officielle qui inclurait la société civile et les communautés indigènes qui dépendent directement de ces forêts. Le fait d’avoir réduit les coupes autorisées chaque année est un effort notable des autorités qui ne suffit pas à juguler le trafic.
Sa mise au jour appelle à plus de transparence afin de limiter le risque de corruption et de fraude, aussi bien à l’échelle nationale qu’internationale. En Birmanie, l’accent doit être mis sur la responsabilité des autorités de la MTE et du gouvernement, plutôt que sur les communautés locales accusées de conspirer avec les groupes armés régionaux en utilisant l’exploitation illégale de bois pour financer la lutte armée. Les rapports récents de l’EIA discréditent cette thèse avancée par les autorités birmanes depuis plusieurs années et appellent le gouvernement à assumer sa propre responsabilité dans la pérennité du trafic. Au vu de la complexité de ce réseau de corruption qui affecte le pays à tous les niveaux, il semble cependant peu probable que le gouvernement birman réussisse à s’attaquer à ce problème de son propre chef. D’autant que la Birmanie rejette en bloc les conclusions de l’EIA. Il serait alors judicieux pour l’Union Européenne d’entrer en collaboration avec la Birmanie dans le but de créer des relations commerciales saines autour de l’exportation forestière, sans pour autant risquer l’extinction d’un des bois les plus précieux du monde. Les entreprises européennes ne devraient plus pouvoir fermer les yeux sur la légalité du bois qu’elles importent.
Juliane Barboni
Sources
« Myanmar’s illegal timber trade continues despite COVID-19 »
« Europe’s rich continue to buy Myanmar’s illegal teak: EIA »
EIA Report « The Croatian Connection Exposed Importing illicit Myanmar teak through Europe’s back door May 2020 »
EIA Report « State of Corruption The top-level conspiracy behind the global trade in Myanmar’s stolen teak February 2019 »