Théâtre de violents affrontements, l’état Kayah abrite l’une des pires catastrophes humanitaires

Théâtre de violents affrontements, l’état Kayah abrite l’une des pires catastrophes humanitaires

La situation humanitaire dans l’état Kayah est catastrophique et risque de se détériorer davantage encore dans les semaines et mois à venir. Plus de 100 000 personnes, soit environ un tiers de la population de l’état Kayah (300 000 habitants) — le plus petit des sept états que compte la Birmanie, à l’est du pays — ont été déplacées par les affrontements entre les troupes du Conseil administratif d’Etat (SAC), la Tatmadaw, et une coalition de bataillons armés issus de la résistance civile et d’organisations ethniques armées (OEA). Un gigantesque afflux de personnes déplacées internes (IDP) — dont de nombreux enfants, femmes et personnes âgées — ont dû fuir les hostilités et se réfugier dans les montagnes et collines des états Kayah et Shan pour se prémunir des tirs, bombes et frappes aériennes de l’armée birmane.



            Une population déplacée en péril

Livrées à elles-mêmes, les personnes déplacées (IDP) vivent dans des conditions épouvantables. Les témoignages sont nombreux et font état d’une situation inhumaine. Une mère de deux enfants en bas âge raconte qu’elle a initialement construit une tente proche de son village d’origine, espérant pouvoir s’y cacher. Mais la peur de la Tatmadaw l’a poussé à se réfugier plus loin : « nous étions terrifiés par les frappes aériennes. La seule pensée des frappes m’effrayait vraiment. C’est pour cela que j’ai bougé ici. Nous pensions que des civils se faisaient tuer par les frappes. Ils sont impitoyables envers les civils. Ils sont capables de tout ». A la peur et à l’incertitude s’ajoute l’incompréhension du traitement que leur réserve la junte. Pourquoi une telle frénésie, se demande-t-elle : « nous ne savons pas quels crimes nous avons commis pour mériter [un tel acharnement]. Nous essayions seulement de gagner notre vie sans provoquer qui que ce soit. Nous n’avons rien fait de mal. J’espère qu’ils [le SAC, gouvernement institué le 2 février 2021 par les leaders putschistes] comprendront un jour ». Dans l’immédiat, rien n’est moins sûr tant la Tatmadaw semble mue par une démence meurtrière impitoyable, tuant à tout-va, détruisant tout sur son passage. La même mère de famille s’inquiète de l’avancée des troupes vers les foyers de déplacés, car si les soldats de Demoso « attaquent encore nos camps, nous n’aurons nulle part où aller. Nous ne pourrons échapper à notre mort. Ils n’ont ni empathie ni compassion. S’ils ne discernent pas le bien du mal, nous serons entièrement sans défense ». 

Ce constat  est corroboré par une infirmière originaire de l’état Kayah qui, à l’instar des docteurs et du personnel médical, a répondu aux appels à la grève, se joignant très tôt au mouvement de désobéissance civile (CDM) national consécutif au coup d’Etat du 1er février 2021. Ses motivations? « Je savais dans mon coeur que le putsch n’était pas juste. J’ai fait ce choix en mon âme et conscience. Je l’ai fait avec mon libre arbitre ». L’hôpital dans lequel elle travaillait auparavant est aujourd’hui au coeur des lieux d’affrontements entre les bataillons de résistance civile et les troupes birmanes. Aujourd’hui, elle fait partie des nombreuses personnes désormais déplacées par la guerre, en pensant à sa vie d’avant : « je déprime. J’ai rejoint le CDM, et maintenant je suis déplacée moi-même. Je continue malgré tout de penser que je suis du bon côté. J’essaye de tenir en me disant cela ». Malgré sa tristesse et son impuissance, cette infirmière est une héroïne et passe ses journées à aider ses compagnons d’infortune. Comme il n’y avait pas de médecins au sein du camp de déplacés où elle se trouve, elle a commencé à organiser et à prodiguer des soins à tous ceux qui en ont besoin. Toutefois, dit-elle, « je suis très chagrinée. Lorsque je vois des patients que je sais comment soigner mais que les médicaments dont ils besoin ne sont pas disponibles, j’en suis très attristée. Je veux seulement que la révolution vainque rapidement ». Mais elle craint que « si la situation reste la même, l’état Kayah [connaisse] des moments encore plus tragiques. Si les médicaments venaient à manquer, nous ne pourrions que regarder les gens mourir. Si la nourriture venait à manquer, devrions-nous nous battre entre nous pour en avoir ? J’espère que tout le monde, y compris la communauté internationale, nous aidera. Je prie continuellement ».

La communauté internationale préoccupée par la situation humanitaire mais attentiste face aux exactions et crimes de guerre commis par la Tatmadaw

Les prières de cette infirmière, tout comme celles du pape François, qui plaide pour l’ouverture de couloirs humanitaires, et celles du cardinal Charles Maung Bo, archevêque de Yangon, qui parle d’une « terrible tragédie humanitaire [alors que] de nombreux enfants et personnes âgées sont contraints à être affamés et sont privés d’aide médicale », suffiront-elles à améliorer la situation dans l’état Kayah à l’heure où la Tatmadaw vise précisément des édifices à destination non militaire, notamment religieux, où se réfugient précisément les civils ? Car, afin d’anéantir toute forme de résistance dans les zones meurtries par les conflits, les innombrables crimes de guerre incluent notamment la destruction d’établissements scolaires et hospitaliers et la prise pour cible des humanitaires, infirmiers, docteurs et cuisiniers volontaires en recourant à de l’artillerie lourde. L’armée birmane brûle et saccage également des sacs de nourriture, des médicaments voire un village entier. Et, à défaut de parvenir à mater la dissidence karenni, les soldats de la Tatmadaw bloquent les axes de communication, terrorisent, martyrisent et tuent la population civile avec des “intentions génocidaires” s’alarme une ONG locale.

Le 8 juin dernier, dans le village de Loi Ying dans le sud de l’état Shan, des militaires de la Tatmadaw ont brûlé 80 sacs de riz, trois bidons d’huile de cuisson, de la nourriture sèche, des médicaments et deux véhicules, dont une ambulance. Dans une autre bassesse caractéristique, les troupes birmanes ont détruit des provisions de riz et de médicaments dans la ville de Pekon (Shan) destinées à plus de 3000 personnes déplacées contraintes de fuir les violents affrontements du mois dernier dans les états Kayah et Shan.

Des habitants de Yangon organisent une distribution d’aide alimentaire pour des déplacés de l’état Kayah

Un habitant  raconte également certaines des nombreuses exactions que commettent les soldats birmans, poussant inexorablement les civils à se réfugier dans des collines plus sûres. Le 9 juin, « ils ont tiré sur deux femmes innocentes à Demoso. C’est ce qu’ils font, ils ont l’habitude de tirer de façon aléatoire. A Loikaw, personne n’est dans les rues après 9h du matin. J’imagine que c’est encore pire à Demoso. Il n’y a pas de refuge ici. Nous ne pouvions que fuir vers les collines et les montagnes plus à l’abri. Nous n’avons même pas de toits au-dessus de nous. Le nombre de déplacés ne cesse d’augmenter ». Les déplacés sont totalement démunis, manquent d’abris transitionnels, subissent, impuissants, des pluies torrentielles dévastatrices, ou n’ont pas accès à de l’eau salubre. L’armée bloquant l’aide humanitaire, les déplacés manquent de tout, et deux enfants sont déjà morts de maladie, tandis que « 25 femmes en état de grossesse avancée n’ont pas accès à des soins adéquats et souffrent de complications . Nous ne savons même pas comment les aider ».

La junte birmane fait preuve d’un profond mépris pour son propre peuple.  En environ 150 jours depuis sa prise illégale du pouvoir, elle a déjà tué plus de 900 civils, soit une moyenne de 6 personnes par jour… La situation actuelle dans l’état Kayah n’augure rien de bon pour la suite, à un moment où l’armée birmane souhaite encercler et isoler l’état Kayah afin d’épuiser la coalition de divers bataillons de résistance civile, regroupés au sein de la Karenni Nationalities Defence Force (KNDF), qui compte notamment la Karenni People’s Defence Force (KPDF).

Interviewé par un média local, un témoin des combats raconte que « toutes les routes vers le Kayah sont maintenant bloquées. Le SAC utilise de l’artillerie lourde indistinctement. J’ai entendu des tirs de fusil. J’ai entendu des bombardements. J’ai entendu des sons d’armes automatiques. Ce que nous entendions ne venait que d’un côté. Je crois que la Tatmadaw lançait une attaque unilatérale. L’armée birmane a déjà barricadé Loikaw [capitale de l’état Kayah]. En fait, c’était tout l’état Kayah, pas seulement Loikaw. Ils ont aussi bloqué les routes [vers Loikaw] depuis Taungoo et Taunggyi ».

Alors que selon le porte-parole de la KNPP, Khu Daniel, « les citoyens souffriront davantage », un combattant de la KPDF confie que « les soldats se rapprochent des abris où sont les déplacés. Notre bataillon se situe entre l’armée et les déplacés, qui sont juste derrière nous. Ils se rapprochent tous les jours. Nous ne savons même pas vers où les déplacés pourraient fuir à nouveau ».

Face à cette situation, le 2 juin dernier, le KNPP appelait d’urgence les Nations Unies, les gouvernements et les organisations humanitaires à l’aider à exhorter la junte birmane à immédiatement cesser de tuer et de détenir les humanitaires, à autoriser l’approvisionnement de nourriture et de biens de première nécessité en débloquant les routes et axes de transport actuellement fermés ; à cesser de recourir à la force à l’encontre des citoyens ; et de tenir le régime militaire pour responsable pour les actes d’agression armée contre les citoyens qui ont mené jusqu’à la guerre civile. Même son de cloche du côté de la Karenni Civil Society Network (KCSN), qui recommandait : d’une part, au SAC de cesser de faire la guerre et de commettre des atrocités envers les citoyens de l’état Karenni et du reste de la Birmanie, d’arrêter de bloquer l’aide humanitaire et de permettre aux ONG locales et internationales de porter assistance aux personnes déplacées, et de quitter le pouvoir pour que puisse être établie une véritable Union fédérale démocratique régie pas une nouvelle Constitution ; et d’autre part, aux organisations humanitaires internationales de fournir de l’assistance humanitaire à travers des corridors transfrontaliers en se coordonnant avec les leaders ethniques, de demander au régime militaire un libre accès aux déplacés pour leur apporter une assistance humanitaire, et d’arrêter tout soutien qui bénéficierait à la junte militaire.

L’Organisation des Nations Unies (ONU) a effectivement appelé le SAC à autoriser et à faciliter le déploiement de matériel et personnel humanitaires dans le cadre de missions urgentes d’assistance. Le Bureau des Nations Unies en Birmanie « s’inquiète de la possibilité [que certains déplacés] traversent les frontières internationales pour trouver refuge, comme c’est déjà le cas dans d’autres partie du pays », tandis que le Rapporteur spécial de l’Onu en Birmanie, Tom Andrews, avertit de la possibilité de « morts en masse [du fait de la] faim, de maladie ou d’exposition au danger ». Il reste que ces appels ne sont pas entendus par la junte, car au-delà de la formulation de vives préoccupations, la communauté internationale demeure impuissante et attentiste face à la répression de la Tatmadaw dans l’état Kayah. Un combattant de la KPDF déplore que « les condamnations de l’ONU contre le SAC ne sont pas efficaces. Les leaders militaires ont toujours composé avec les sanctions. Les sanctions ne marchent pas. La Tatmadaw commet des crimes de guerre sur les civils depuis des décennies. Pas seulement cette fois-ci. […] Ils devraient arrêter les leaders militaires. S’ils le faisaient, la crise actuelle sur le terrain serait résolue. Sans intervention armée de la communauté internationale, la crise post-putsch s’enlisera ».

            Des affrontements violents et asymétriques

« Ils utilisent des mortiers et nous ripostons avec des techniques de guérilla. Nous sommes préparés au pire. Nous les combattrons tant qu’ils seront au pouvoir », témoignait fin mai un combattant issu de la résistance civile participant aux affrontements dans l’état Kayah. Des combats asymétriques d’une très forte intensité, opposent depuis fin mai la Tatmadaw à diverses organisations ethniques armées (OEA) ainsi qu’à des formations armées issues de la résistance civile. Ces conflits ont plongé l’état Kayah dans une situation de catastrophe humanitaire et ses habitants dans la détresse et le dénuement le plus total.

carte des combats dans l’état Kayah

Mais comment en est-on arrivé là? Le 5 mai dernier, le gouvernement d’unité nationale (NUG) — gouvernement parallèle formé par des parlementaires déchus suite au coup d’Etat du 1er février — a annoncé la création d’une force de résistance civile, la People’s Defence Force (PDF). Tel que l’escompte le NUG, le PDF doit être un prélude à une véritable armée fédérale, coalition de toutes les OEA du pays. Cette annonce a auguré de la multiplication de formations citoyennes issues du mouvement de désobéissance civile (CDM) et prêtes à prendre les armes en se  réclamant du PDF, aux côtés d’autres qui se sont déjà constituées. Dès la fin du mois de mars en effet, divers bataillons civils armés ont commencé à apparaître dans l’ouest du pays, dans les régions de Sagaing, Magway et Mandalay ainsi que dans l’état Chin — notamment la Chinland Defence Force (CDF), qui s’est depuis officiellement jointe à l’appel lancé par le NUG. Combattant avec les moyens du bord — armes de fortune, cocktails molotov — et usant de tactiques de guérilla, ces bataillons civils opposent à  la violente répression de la Tatmadaw — l’armée birmane — une formidable résistance qui, bien qu’asymétrique, se révèle tout autant courageuse que redoutable.

Parmi les groupes de résistance civile locaux qui se sont spontanément formés depuis le 5 mai, plusieurs d’entre eux sont issus de l’état Kayah et ont fait grand bruit. Jusqu’à fin mai, l’état Kayah est resté en retrait des conflits entre l’armée birmane et les forces d’opposition, qu’elles soient civiles ou issues d’OEA, même si on peut noter l’arrestation par les autorités de quelques  74 jeunes  dans la ville de Hpruso – ensuite détenus à  Loikaw – probablement pour avoir participé à des entraînements militaires. Tout bascule le 21 mai, lorsque la Karenni People’s Defence Force (KPDF), un groupe local et ethnique de résistance civile, intègre  la liste des belligérants combattant la junte, au lendemain de l’arrestation de huit civils et fonctionnaires en grève. De  violents affrontements armés éclatent alors dans la municipalité de Demoso. Outre les combattants  civils, la Tatmadaw est également aux prises avec la Karenni Army (KA— branche armée de la Karenni National Progressive Party, ou KNPP) dans les municipalités de Hpasawng et de  Bawlakhe à partir du 20 mai,  suite à la destruction par la KA d’un drone de reconnaissance de l’armée birmane. Le 21 mai, la KPDF et une OEA locale parviennent à prendre le contrôle de trois postes de police à Demoso et Bawlakhe, tuant notamment trois policiers au cours de l’offensive. L’armée ne tarde pas à riposter le lendemain en mitraillant les quartiers résidentiels et en faisant usage d’explosifs. Les hostilités se poursuivent à un niveau d’intensité élevé, et deux jours plus tard, le 23 mai, un poste de police (utilisé comme une base militaire) est incendié et 20 soldats de la Tatmadaw trouvent la mort autour de la ville de Moebye, proche de la frontière entre les Etats Kayah et Shan. Le même jour, environ 25 autres soldats périssent le long de l’autoroute reliant la capitale  de l’état Kayah Loikaw à Demoso. En ce dimanche ensanglanté, la Tatmadaw perd plus de quarante soldats dans le seul Etat Kayah. Un revers qui inquiète au sein des plus hautes sphères de la junte, puisque le Ministre des Affaires intérieures du Conseil administratif d’Etat (SAC) se rend en urgence à Loikaw pour remobiliser ses troupes.

La situation dans l’est de la Birmanie est catastrophique  et fait écho à la situation du pays lors des événements d’août 1988 (le soulèvement 8888, réprimé dans le sang par la junte militaire d’alors la State Law and Order Reconciliation Council — SLORC). En effet, il y a 23 ans, de nombreux manifestants fuirent la répression et rejoignirent les territoires contrôlés par la Karen National Union (KNU), le plus ancien mouvement insurrectionnel de Birmanie, qui combat le pouvoir central depuis l’indépendance du pays en 1948. A l’époque, certains dissidents avaient intégré les régiments d’organisations ethniques armées (OEA) ou en avaient créé de nouvelles, à l’instar de l’ABSDF (All Burma Students’ Democratic Front), une OEA créée en novembre 1988, composée majoritairement d’étudiants exilés hostiles au coup d’Etat du SLORC, et qui a par la suite combattu la junte  aux côtés d’autres OEA telles que la Kachin Independence Army (KIA) ou la Karen National Liberation Army (KNLA). Mais à la différence de 1988, les dissidents d’aujourd’hui s’unissent pour former ensemble des factions civiles armées, lorsqu’ils ne fuient pas vers les  territoires contrôlés par des organisations ethniques armées (OEA) dans les états Karen, Kayah, Mon, Shan, Chin ou Kachin.

Humiliée, la junte s’en prend de plus en plus à des civils non armés, tirant sans distinction sur la foule et bombardant entre autres une église catholique de Loikaw. Au 31 mai, la KPDF affirme avoir abattu 106 soldats et perdu 26 combattants depuis le début des combats dans les municipalités de Loikaw, Demoso et Moebye. C’est également ce même jour qu’est formée la Karenni Nationalities Defence Force (KNDF), à partir notamment de diverses PDF Karenni. Alors qu’une désescalade des conflits ne semble aucunement se dessiner, la KNDF fait savoir à cette occasion qu’elle « adopte la politique de défense proposée par le NUG ». Le 15 juin, un cessez-le-feu a été annoncé entre la junte et les diverses factions armées karenni, mais il n’est pas respecté. L’armée déploie de nouvelles troupes et le conflit semble parti pour durer et pour se radicaliser davantage, avec les populations civiles en première ligne.

25 juin 2021

Arjuna Lebaindre

Birmanie :                              vers une extension de la guerre civile ?

Birmanie : vers une extension de la guerre civile ?

Un nombre de déplacés qui ne fait qu’augmenter

Selon les données du Haut-Commissariat aux Réfugiés de l’ONU publiées en mai 2021, environ 61 000 personnes ont été déplacées à l’intérieur de la Birmanie et 12 000 autres ont cherché refuge dans les pays voisins depuis le coup d’Etat du 1er février. Le HCR souligne qu’ “au cours de la première quinzaine de mai, de violents combats entre les forces armées et les organisations armées ethniques (EAO), en particulier dans les États Kayin, Kachin et Chin, ont tué des dizaines de combattants et déplacé à l’intérieur du pays des milliers de civils. »  Depuis lors, des données plus récentes publiées le 1er juin indiquent que ce sont entre 85 000 et 100 000 personnes qui ont été déplacées dans l’état Kayin en raison des hostilités.

Les déplacés internes que compte la Birmanie se trouvent majoritairement dans le sud-est du pays, puis dans les États Kachin et dans le nord de l’état Shan. Mais des milliers de personnes seraient également déplacées à l’intérieur de la Birmanie, dans l’état Chin et la région de Sagaing.

Comme le souligne MSF, “cette situation est due en grande partie à une résurgence des conflits dans les régions frontalières… principalement entre l’armée et les groupes armés de minorités ethniques, mais aussi, de plus en plus, avec les forces de défense populaires pro-démocratiques.”

Les OEA face à la junte : les offensives se multiplient

En mai, de nouvelles belligérances entre des organisations ethniques armées (OEA) et la Tatmadaw sont apparues, s’agrégeant à d’autres qui se sont poursuivies. Des sept Etats fédéraux que compte le pays, seuls les états Arakan et Môn ne sont pas le théâtre d’affrontements armés.

Dans sa lutte asymétrique contre la junte, la Kachin Independence Army (KIA) s’en est notamment prise à des camions citernes transportant du kérosène, galvanisant ses troupes et empêchant la Tatmadaw de mener les attaques aériennes qu’elle avait prévues dans le but de reprendre des bases stratégiques perdues au cours du mois dernier, à l’instar de la montagne d’Alaw Bum.

Toujours dans le nord du pays, la “Three Brotherhood Alliance Army” — l’alliance de l’Arakan Army (AA), la Ta’ang National Liberation Army (TNLA) et la Myanmar National Democratic Alliance Army (MNDAA) — continue de combattre la junte autour de la ville de Kutkai. Les nombreuses OEA de l’état Shan sont cependant désunies. Elles ne parviennent pas à se coordonner pour lutter d’une seule et même voix contre la junte.

La United Wa State Army (UWSA) ne semble aucunement inquiétée par la tournure que peuvent prendre les événements et reste, au même titre que la National Democratic Alliance Army (MNDAA), très silencieuse depuis le coup d’Etat du 1er février. Ces deux OEA sont lourdement impliquées dans le marché noir issu de la région du Triangle d’Or et semblent profiter du chaos post-putsch.

Pour ce qui est de la Shan State Army-South (SSA-S), qui a récemment combattu la TNLA, les dissensions qui l’opposent depuis l’Accord national de cessez-le-feu de 2015 à la Shan State Army-North (SSA-N) ont pris une tournure plus violente et pourraient embraser davantage encore un état Shan déjà déchiré par la guerre. La division qui règne au sein des OEA de l’état Shan est regrettable, car un front uni de ces OEA pourrait constituer l’une des clefs de la désintégration de la junte.

A l’est du pays, dans la lignée des violentes batailles du mois d’avril, la Karen National Liberation Army (KNLA) poursuit sa lutte contre le Conseil administratif d’Etat (SAC), le gouvernement formé par les putschistes suite à leur prise du pouvoir. Les combats ont lieu principalement dans l’état Kayin, mais également dans la régions de Thanintaryi et de Bago, où la KNLA est aussi présente.

Mais c’est une autre OEA, la Karenni People’s Defence Force (KPDF) de l’état Kayah, qui a fait couler beaucoup d’encre ces derniers jours s’agissant des combats ayant éclaté dans les régions orientales de Birmanie, dans les états Kayah et Shan. Lors d’affrontements de haute intensité le 23 mai, la KPDF a tué environ 40 soldats d’une Tatmadaw humiliée, qui a notamment envoyé l’un de ses hauts dignitaires en renfort, afin de remobiliser les troupes et de tenter de mater ce nouveau belligérant, en ayant notamment recours à des frappes aériennes.

A l’ouest du pays, la Chin National Front (CNF) s’est officiellement rangée auprès du gouvernement d’unité nationale (NUG) en résistance pour « anéantir » la junte, tandis que la Chinland Defence Force (CDF), une OEA formée fin avril par des civils issus du mouvement de désobéissance civile (CDM), est engagée dans une lutte contre la Tatmadaw certes asymétrique, mais très efficace.

L’intensification des hostilités dans l’état Chin contraste fortement avec l’absence totale d’escarmouches dans l’état voisin de l’Arakan, qui a pourtant été le lieu de certaines des plus violentes belligérances ces dernières années. Dépourvu d’affrontements armés, l’Arakan n’est en revanche pas à l’abri d’une grande désunion au sein de ses dirigeants et de ses OEA. Certains combattants arakanais se sont en effet joints à la KNLA et participent à la lutte armée contre la Tatmadaw dans l’est du pays.

La résistance civile se radicalise et prend les armes

A l’approche du mois de juin, la Birmanie abrite désormais une kyrielle de conflits armés entre OEA et pouvoir central. Mais la junte fait face depuis la fin du mois d’avril à une nouvelle forme d’opposition, avec la radicalisation de la résistance citoyenne issue du mouvement de désobéissance civile (MDC). Un nombre croissant de manifestants issus du MDC ont pris les armes et s’engagent dans une lutte armée contre la junte.

La résistance civile armée multiplie les actes de sabotage, la pose de bombes artisanales, riposte avec les moyens du bord aux assauts des militaires et policiers à l’encontre des citoyens. Elle cible aussi des politiciens de l’USDP (Union Solidarity and Development Party), l’un des partis allié aux militaires. L’un d’entre eux a par exemple été tué par balles par des assaillants à moto le 27 mai. 

En tout état de cause, trois des sept régions du pays — Sagaing (principalement), Mandalay et Magwe — abritent d’intenses affrontements armés entre forces de sécurité de la junte et combattants agissant seuls ou se réclamant de la People’s Defence Force (PDF), formée le 5 mai par le gouvernement d’unité nationale (NUG) en résistance.

Les grandes villes du pays — notamment Yangon ou Bago — ont également été témoin d’explosions de bombes artisanales. Ces dernières visent principalement soldats et policiers, mais également des sympathisants du Conseil administratif d’Etat (SAC). Ce fut notamment le cas le 28 mai, lorsqu’une explosion eut lieu lors du mariage d’une figure réputée proche des partis ultra-nationalistes et des cercles proches de la junte.

Le mois de mai voit donc la Birmanie en proie à situation chaotique qui semble diriger le pays vers une guerre civile prolongée et incontrôlée, un scénario redouté par de nombreux observateurs dès le mois de mars…

Arjuna Lebaindre

31 mai 2021

Total tient son AG : Info Birmanie et la Communauté Birmane de France rejoignent l’appel d’Extinction Rébellion à manifester

Total tient son AG : Info Birmanie et la Communauté Birmane de France rejoignent l’appel d’Extinction Rébellion à manifester


CP 28 mai 2021 – Le 28 mai, jour de l’assemblée générale annuelle des actionnaires de Total,  Extinction Rébellion organise à 14h00 une contre-AG inter-associative sur la Place de la République à Paris. Elle réunira plusieurs organisations mobilisées contre les projets destructeurs du groupe – qu’il s’agisse d’environnement, de climat ou de droits humains.

A cette occasion, Info Birmanie et la Communauté Birmane de France (CBF) seront présentes pour relayer l’appel porté par la société civile birmane et les autorités légitimes en résistance, qui demandent à Total de suspendre tout paiement à la junte jusqu’au retour d’un gouvernement démocratiquement élu. La suspension des dividendes versés par la Moattama Gas Transportation Company Limited (MGTL) – annoncée par Total le 26 mai – ne concerne en effet qu’une petite partie des paiements en cause. Le champ gazier de Yadana continue de représenter une source majeure de devises pour la junte birmane.

Pour Tin Tin Htar Myint, présidente de la CBF « les décisions d’une entreprise n’impactent pas uniquement son chiffre d’affaire et ses bénéfices, mais aussi de nombreux écosystèmes et de nombreux humains. L’argent donné par Total à la junte Birmane ne sert pas à la Birmanie, mais à opprimer sa population et détourner ses richesses au profit de quelques-uns. Ne vous en rendez plus complice. »

Nul doute que les actionnaires de Total seront nombreux à poser des questions sur la Birmanie et la position de Total lors de son assemblée générale. Nous attendons la réponse à la question que nous avons pu poser en amont de l’AG par l’intermédiaire de l’un d’entre d’eux.

Pour Sophie Brondel, coordinatrice d’Info Birmanie « la position de Total en Birmanie doit susciter davantage de réactions et de mobilisations de la part des politiques et des actionnaires. Le groupe continue de financer une junte qualifiée d’entreprise criminelle meurtrière par un expert de l’ONU.»

Plus de 820 morts, plus de 4000 personnes arrêtées, des milliers de blessés, des centaines de disparus et des dizaines de milliers de déplacés internes parmi les minorités ethniques qui fuient les bombardements de l’armée… Nous continuerons à interpeller Total sur son rôle et sur sa responsabilité face à la répression sanglante menée par la junte birmane tant que le groupe maintiendra son financement à la junte.

Le 25 mars, Extinction Rébellion, Info Birmanie et la CBF ont interpellé Total devant le siège du groupe à La Défense à Paris, en versant du faux sang.

Le 19 mars, 8 organisations françaises ont demandé à Total de suspendre ses paiements à la junte. Des pétitions en ligne pour interpeller Total ont réuni des milliers et des dizaines de milliers de signatures de citoyens à travers le monde.

Depuis les années 1990, Total opère en Birmanie dans un contexte où l’armée commet des violations massives des droits humains. En 2005, le groupe a dû indemniser des victimes de travail forcé sur le chantier du gazoduc de Yadana. Selon l’enquête du Monde parue le 4 mai, Total a mis en place un «système de partage des revenus avec la junte en utilisant des comptes offshore aux Bermudes, redirigeant les paiements des caisses de l’Etat du Myanmar vers la «boîte noire» opaque de la Myanmar Oil and Gas Entreprise (MOGE)», sous contrôle des militaires. L’appel à la transparence lancé par la ministre de la Transition écologique doit être suivi de prises de position fortes de la France et d’engagements concrets de la part de Total.

Yadana : des dividendes en moins pour les actionnaires mais Total continue de financer la junte birmane

Yadana : des dividendes en moins pour les actionnaires mais Total continue de financer la junte birmane


CP 27 mai 2021 – A la veille de son assemblée générale, Total annonce une décision prise deux semaines plus tôt qui concerne la suspension des dividendes versés aux actionnaires de la Moattama Gas Transportation Company Limited (MGTL) en charge de gérer le transport du gaz de Yadana.

Passé l’effet d’annonce, il ressort de cette décision de Total et Chevron qu’en réalité seuls 10 % environ des paiements effectués à la junte birmane sont concernés, si l’on passe au crible l’ensemble des paiements effectués figurant dans les rapports 2017-2018 de l’EITI (The Extractive Industries Transparency Initiative).

Comme le souligne notre organisation partenaire Justice For Myanmar, « cette décision n’arrête pas la grande majorité des paiements à la junte facilités par Total, qui comprennent la part de l’État dans les recettes gazières, les redevances et le recouvrement des coûts de l’exploitation du champ gazier de Yadana et l’impôt sur les sociétés de MGTC. »

La suspension de paiement annoncée ne concerne en effet que les dividendes versés aux actionnaires de la Moattama Gas Transportation Company Limited (MGTL) chargée de gérer le transport du gaz. Cela entraîne bien la suspension des dividendes versés à la Myanmar Oil and Gaz Enterprise (MOGE), qui détient 15 % des parts de la MGTL aux côtés de Total, Chevron et PPTE. Mais les taxes et les revenus issus de la production du gaz versés à l’Etat birman ne sont pas concernés par cette décision, soit environ 90 % des sommes en jeu.

Total continue donc d’être l’un des principaux contributeurs financiers de la junte dirigée par Min Aung Hlaing. La demande de la société civile et des autorités légitimes en résistance – qui appellent Total à suspendre tous ses paiements à la junte et à les placer sur un compte bloqué jusqu’au retour d’un gouvernement démocratiquement élu – reste donc plus que jamais d’actualité.

Les Etats ont jusqu’à présent été réticents à cibler le secteur gazier et pétrolier, alors que la mise sous sanction de la MOGE est une priorité. Le fait que Total mentionne que la multinationale respectera toute décision ou sanction qui serait prise au niveau des organisations internationales et des Etats est-il une indication de nouvelles sanctions à venir ? Ce qui est sûr, c’est qu’il y a urgence à agir.

Justice for Myanmar fait valoir que « selon les projections publiées par le Ministère de la Planification et des Finances, l’État birman tire environ 1,5 milliard de dollars US par an de tous les projets pétroliers et gaziers offshore. La suspension des dividendes par MGTC en représente une infime partie ».

Une pétition lancée par Info Birmanie demandant à Total la suspension de tous les versements à la junte birmane, mise en cause pour des crimes susceptibles d’être qualifiés de crimes contre l’Humanité, a déjà réuni plus de 3400 citoyennes et citoyens.

Contact presse : Sophie Brondel, sophie@info-birmanie.org 07 62 80 61 33

Total et la junte birmane :          8 questions à Alain Deneault

Total et la junte birmane : 8 questions à Alain Deneault

Total « prend le parti de ses intérêts, de ceux de ses partenaires, et se manifeste une énième fois comme un pouvoir souverain de type privé, libre de ses décisions, même les plus odieuses.»

Alain Deneault, philosophe, est l’auteur de « De quoi Total est-elle la somme ? Multinationales et perversion du droit », paru aux éditions Rue de l’Echiquier

1/ Dans votre ouvrage « De quoi Total est-elle la somme ? » paru en 2017, vous consacrez un chapitre (§ 11. Asservir) au rôle de Total en Birmanie depuis son arrivée dans le pays en 1992 en pleine junte militaire. Que pouvez-vous nous en dire ?

Le livre lui-même vise à comprendre la revendication traditionnelle des représentants de Total, à savoir que l’essentiel de leurs opérations tiendrait de la légalité, du droit et de la lettre de la loi… même lorsqu’il est question d’évitement fiscal, de fixation des cours, de pollution massive ou du travail forcé de populations. Sur ce dernier point, qui concerne le cas birman, comme pour les autres, j’ai voulu montrer comment la multinationale prétend à la légalité – souvent à juste titre en ce qui concerne strictement des technicités juridiques – en profitant des largesses ainsi que des faiblesses du droit dans les différentes législations où se trouvent créées les nombreuses filiales qui en constituent le groupe. Pour Total, dire qu’on agit légalement au Myanmar consiste à plaider qu’on y respecte les lois du pays. Du point de vue des principes qui président à nos pensées, c’est aussi peu convaincant que de plaider la légalité en ce qui concerne le paiement de ses impôts aux Bermudes. Plus subtilement, lorsque Total devient opérateur d’un consortium d’entreprises au Myanmar dans les années 1990, comme cela se fait d’ordinaire entre partenaires principal et secondaires pour ces grands chantiers, pour y exploiter, au large, le gaz en mer d’Andaman ainsi que pour construire un gazoduc qui conduit la richesse vers la Thaïlande, elle confie le volet sécuritaire à une petite entité faisant partie du groupe, MOGE, laquelle détient 15 % des parts. Autrement dit, c’est à la junte militaire que revient le soin de superviser les travaux ; et elle qui fait la loi s’est autorisée de recourir à tous les moyens qu’elle connaît, qu’on connaît, et qu’on connaissait déjà très bien, pour favoriser la construction de cet oléoduc, à savoir le travail forcé. Ce chapitre montre les dirigeants de Total, notamment au cours de procédures judiciaires en Belgique, aux États-Unis ou en France, s’empêtrer dans leurs discours pour tenter de se justifier. Et surtout profiter d’une voie de sortie bien commode en droit pour éviter toute condamnation, soit le règlement dit « à l’amiable ». 

2 / Que vous inspirent les révélations parues dans l’édition du Monde du 4 mai, selon lesquelles un montage financier opaque toujours en place aurait été mis en place au bénéfice de Total et de la junte, finançant les généraux à travers des comptes offshore au détriment de l’Etat birman ?

En lien avec l’entretien accordé par le PDG Patrick Pouyanné au Journal du Dimanche en avril dernier ? Que le jupon dépasse. Lorsque, par exemple, l’intéressé « s’engage à verser aux associations pour les droits humains [sic] en Birmanie l’équivalent des taxes dont l’entreprise va s’acquitter », comme le résume le journal, il n’entend pas ces versements occultes découverts par la suite. Ce mensonge par omission trahit la rhétorique générale de Total. Elle consiste, pour reprendre une expression de Boubacar Boris Diop, à mentir tout en respectant scrupuleusement les faits. Lorsque Total s’exprime, elle joue sur tous les tableaux. On pourra, le cœur sur la main, se présenter un jour comme un vecteur de démocratie dans la région birmane, un partenaire d’ONG et un bailleur de fonds important dans d’assez mesquines initiatives caritatives, et le lendemain balayer du revers de la main toutes ces billevesées pour en revenir au rôle fondamental de la firme : satisfaire ses actionnaires du monde entier en exploitant des richesses là où, très souvent, de vives tensions sociales existent, notamment en raison de sa présence. Cela rappelle la déclaration célèbre du PDG précédent, Christophe de Margerie, lorsqu’interviewé sur la situation birmane par Le Parisien en 2009 : « La mission de Total n’est pas de restaurer la démocratie dans le monde ; ce n’est pas notre métier ».

3 / Les réponses publiées par Total le jour même se retranchent derrière des arguments de normalité et de respect des règles en vigueur. Le groupe a-t-il toujours réponse à tout ?

Oui, il a réponse à tout, se joue de tout, active tous ses leviers en toutes circonstances. C’est le propre des multinationales, non pas tant de contrôler le monde pour en fixer une fois pour toutes la conjoncture, ce qui relèverait plutôt d’une approche complotiste, que de suivre les conjonctures pour en profiter, quelles qu’elles soient, étant donné le très grand nombre d’options dont elles disposent. En ce qui concerne l’enjeu de la rhétorique que votre question soulève, j’ai voulu montrer dans Le Totalitarisme pervers comment Total campe à merveille la figure du pervers, en lisant notamment le psychanalyste Pierre Fédida, à savoir que, pour ses représentants, le langage, les symboles et même la loi dans sa dimension formelle et occurrente se trouvent malléables à merci, strictement instrumentaux, comme s’il s’agissait par eux de continuellement se déguiser. Je me suis en cela intéressé aux façons simultanées et contradictoires de s’en référer au nous : dans une longue entrevue que Christophe de Margerie avait donnée, le nous devenant tour à tour nous, dirigeants de Total (vis-à-vis par exemple de l’État et des employés), et nous, Total en tant qu’il comprend les employés et même les intérêts de l’État, versus par exemple des périls étrangers et des conjonctures. Ce nous devenait si plastique qu’il permettait tour à tour au locuteur d’inclure et d’exclure qui il voulait, mais toujours de manière implicite. Il fallait voir les journalistes se laisser étourdir… C’est exactement le coup que refait Total ici : dans sa réponse au quotidien Le Monde, elle joue les modestes, en affirmant, qu’après tout, Total n’est qu’un petit joueur à qui on ne peut pas tout demander, elle détient à peine 31 % des actifs de l’entité responsable… Mais sur le même site internet de l’entreprise, à la page consacrée au Myanmar, on la lit au contraire se pavaner : « Nous fournissons environ la moitié du gaz utilisé pour la production d’électricité de Rangoon » et « 50 % environ de la consommation locale de gaz [est] assurée par nos productions ». Le nous de Total est élastique.

4/ En 2015, Patrick Pouyanné s’était engagé à faire sortir Total des paradis fiscaux au plus tard en 2016. Dans le cas birman, Total tire argument du fait qu’il ne contrôle pas le consortium (le groupe détient 31 % des parts) pour justifier le maintien du compte offshore de sa filiale MGTC (Moattama Gas Transportation Company) aux Bermudes. Comment est-ce possible ?

Déjà à l’époque, les associations Oxfam, Solidaires, Sherpa, Survie, Secours catholique et CCFD-Terre Solidaire avaient fait remarquer que les pays désignés comme « paradis fiscaux » répondaient de définitions données par Total. On repérait bien d’autres structures offshore actives, selon des définitions plus rigoureuses. Des législations de complaisance comme le Luxembourg, les Pays-Bas ou la Suisse seraient omises par la firme. Selon l’Observatoire des multinationales, environ 20 % des filiales de Total se trouveraient dans des paradis fiscaux. La déclaration de Total n’a jamais été crédible. Au Myanmar, Total est le principal opérateur. Son poids est considérable, inversement proportionnel à sa volonté réelle de quitter les paradis fiscaux. Dans une de ses fulgurances, Guy Debord écrivait que l’important n’est pas d’être cru, mais de s’assurer que ce qu’on déclare soit la seule chose que le public entende…

5/ Total met en avant des arguments quasi humanitaires pour justifier le maintien de l’exploitation du champ gazier de Yadana au lendemain du coup d’Etat. Quels sont les véritables enjeux de la poursuite de l’exploitation ?

Sur le plan comptable, les coûts pour stopper une exploitation du genre sont réels et prohibitifs, en plus d’occasionner une diminution de l’activité. Sur un plan politique, cela aurait pour conséquence de retourner la junte birmane en un adversaire capable, par exemple, de saccager des installations ou de nuire au groupe de quelque façon. Une telle initiative enverrait aussi le signal aux autres dictatures, ou démocratures comme l’écrivait François-Xavier Verschave, que Total prend au sérieux les droits de la personne, alors qu’elle côtoie depuis longtemps des dirigeants autocrates. Enfin, la multinationale donnerait l’impression de céder à des pressions populaires. Pour toutes ces raisons, elle prend le parti de ses intérêts, de ceux de ses partenaires, et se manifeste une énième fois comme un pouvoir souverain de type privé, libre de ses décisions, même les plus odieuses.

6 / Vous expliquez dans votre ouvrage que la persistance de la junte birmane au fil des décennies s’explique par la rente pétrolière et gazière. Depuis le coup d’Etat du 1er février, Total se retrouve de nouveau dans la position de permettre la persistance de la junte et refuse de donner suite aux demandes qui lui sont adressées de suspendre ses paiements à celle-ci jusqu’au retour d’un gouvernement démocratiquement élu. Cette position est-elle tenable en 2021 ?

Elle ne l’a jamais été. La présence de Total ne garantit pas seulement au pouvoir militaire une rente, un revenu, mais un levier pour obtenir des prêts sur les marchés financiers mondiaux. Total étalonne le budget de cet État militaire. Aujourd’hui, en France, on comprend que Total constitue un pouvoir illégitime, et la firme se trouve ainsi autant traquée dans ses actions et ses déclarations que le président de la République. Des documentaristes, journalistes, écrivains, militants associatifs, étudiants et artistes suivent à la loupe, de manière critique, ses activités. Cela contraint les représentants de la multinationale à se commettre de plus en plus publiquement, quitte à multiplier les contresens et les faux pas. On faisant l’histoire de la communication chez Total, depuis sa mouture de l’an 2000, on constate qu’elle se distingue en quatre étapes. Il y a eu la période initiale, au moment de la marée noire provoquée par le naufrage de l’Érika, puis de l’explosion de l’usine chimique AZF à Toulouse, de l’arrogance toute légaliste, où la lettre de la loi s’imposait comme la seule ligne discursive de la firme. Puis, plus largement et de manière mieux préparée, survint une période frondeuse et assez agressive, sous Christophe de Margerie, où Total n’hésitait pas à occuper le terrain médiatique en polémiquant avec ses adversaires sur à peu près tous les sujets imaginables. C’est l’époque où son service de relations publiques se permettait même, tel que dans son dessin animé Very Press Trip, de se moquer des journalistes à leur propre visage ! Ensuite, à la faveur de la COP21 à Paris, en 2015, Total a eu le toupet de se présenter comme une entreprise écologiste, épousant le virage vert de son époque et confondant l’exploitation du gaz et la géo-ingénierie à des méthodes de transition. Mais aujourd’hui, l’entreprise s’est embourbée dans tellement de dossiers, telle que la grève largement soutenue de ses employés à Grandpuits, l’affaire du financement de la junte birmane, son projet écocide et inique en Ouganda, ses pressions militaristes au Mozambique, ses outrancières velléités d’exploitations en mer au Brésil…  que sa communication s’apparente davantage aujourd’hui à une gestion de crise permanente. Désormais,  de longues plaidoiries d’avocats tiennent lieu de discours public de sa part.  

7/ La France est restée très silencieuse sur ce dossier depuis le coup d’Etat et il a fallu les révélations du Monde pour que la Ministre de la transition écologique appelle Total à « faire toute la transparence » dans cette affaire. Comment expliquer ce silence français et que peut-on attendre de cet appel à la transparence ?

La relation entre Total et la République française est symbiotique. Cela s’explique par le phénomène accru et gênant dit des « portes tournantes », un nombre préoccupant de hauts fonctionnaires et de politiques travaillant tour à tour pour la firme et pour l’État durant leur carrière. Et aussi par la façon qu’a Total, qui ne paie pas d’impôts sur le revenu des sociétés en France, de se substituer à l’État en finançant une foule de structures relevant pourtant de l’institution publique, telles que les musées, les universités, les hôpitaux… Il est troublant d’entendre les représentants de la firme pérorer régulièrement sur les acquis de la République française, tels que le réseau d’ambassades ou son statut au Conseil de sécurité de l’ONU, comme s’il s’agissait de ses propres atouts. Mais la situation apparaît consternante lorsqu’on prend conscience du caractère strictement atavique de cette relation. Total n’a en réalité aujourd’hui qu’un lien ténu avec la France, certainement pas plus important qu’avec une foule d’autres pays, parmi les 130 où elle évolue. Depuis la privatisation complète du groupe à la fin des années 1990, puis sa fusion au tournant du siècle, son actionnariat s’est amplement mondialisé, sa langue de travail est l’anglais et son champ d’opération est mondial. Total n’est plus une entreprise française, sinon que du point de vue du lieu de son siège social et d’un certain folklore. Mais elle arrive à user de l’appareil d’État comme d’une instance politique qui est sienne.

8/ Selon un article paru dans le New York Times, Chevron mène actuellement un lobbying intensif aux Etats-Unis pour que la Myanmar Gas and Oil Entreprise (MOGE) ne soit pas mise sous sanction. Savez-vous ce qu’il en est du côté de Total au niveau français et européen ?

Quand Total ne place pas ses représentants quasi directement au pouvoir, par ce phénomène des « portes tournantes » que j’évoquais, elle investit massivement dans le lobbying. En Europe, les multinationales de son genre effectuent des tirs croisés, au sein par exemple de l’European Energy Forum (EEF). On n’investit pas massivement des millions dans des services d’influence sans rien obtenir en retour, et on peut dire en cela que ce dont les firmes de lobbying font commerce, c’est de la décision politique. Ces spécialistes vendent tendanciellement de la décision politique à des clients qui ont les moyens de se la procurer.


Propos recueillis le 19 mai 2021