Le 25 août 2021 marque les quatre ans du début des opérations militaires menées contre les Rohingya en Birmanie. Au cours de celles-ci, 10 000 Rohingya ont été tués, des milliers de femmes violées et des centaines de villages brûlés. Les éléments génocidaires des crimes commis par l’armée birmane ont été caractérisés par des experts indépendants de l’Onu.
Alors que la Birmanie est en ébullition suite à la tentative de coup d’Etat du 1er février, et que des crises multiples accaparent toute l’actualité du pays, le terrible sort que subissent les Rohingya est globalement relégué à l’arrière plan. Pourtant, les Rohingya continuent de souffrir partout où ils se trouvent, sans que s’entraperçoivent des perspectives tangibles d’un destin plus digne et heureux.
Les conditions de vie effroyables des réfugiés Rohingya
En août 2021, plus de 1 million de Rohingya vivent déracinés dans divers pays d’Asie, notamment en Thaïlande, en Malaisie et en Inde, mais surtout au Bangladesh. 900 000 réfugiés Rohingya y sont agglutinés dans une trentaine de camps – dont le camp de Kutupalong-Balukhali, le plus grand camp de réfugiés du monde avec 600 000 personnes – à proximité de la ville de Cox’s Bazar.
Plusieurs sources en provenance du terrain – qui souhaitent rester anonymes – rapportent qu’en plus de vivre dans des abris très sommaires et fragiles, pour beaucoup exposés au risque de glissement de terrain, les réfugiés rencontrent d’innombrables difficultés. Leur sécurité alimentaire, si elle n’est pas aussi menacée que dans d’autres foyers de réfugiés dans le monde, demeure généralement très basique. Les camps sont tellement vastes et étendus que l’accès à l’aide est parfois inégal, ce qui est source de griefs et fait même naître chez certains l’idée que l’assistance est corrompue. Certains camps seraient “mieux lotis” que d’autres en ce qui concerne la distribution de produits non alimentaires essentiels à la survie des réfugiés, le traitement des plaintes et des demandes ou la prise en charge des soins médicaux.
Dans tous les cas, la vie dans les camps est extrêmement difficile. Surpeuplés et souvent irrespirables, les camps sont le théâtre de drames à répétition qui reflètent le chemin de croix quotidien que doivent endurer les Rohingya au Bangladesh. Sur fond d’absence de perspectives, les violences se développent, avec des affrontements entre gangs rivaux qui ont terrorisé les réfugiés en octobre 2020 et dont The Guardian s’est notamment fait l’écho. Plus récemment, les intempéries qui ont touché la région de Cox’s Bazar en juillet ont détruit des milliers d’abris. En mars déjà, un immense incendie qui s’est déclenché dans le camp de Kutupalong avait détruit les abris de 48 000 réfugiés et fait plusieurs victimes. Un bilan aggravé par les barbelés érigés autour des camps, que les ONG de défense des droits humains, Human Rights Watch notamment, demandent au Bangladesh de démanteler.
Certains réfugiés ont développé un sentiment d’hostilité envers les travailleurs humanitaires, car ils ont l’impression que les craintes qu’ils formulent ne sont pas entendues. Les réfugiés des foyers affectés par les inondations rapportent qu’ils avaient, à maintes reprises, fait la demande d’être relocalisés dans des endroits plus sûrs, mais que leurs demandes n’ont pas été entendues.
De leur côté, les acteurs humanitaires voient leurs possibilités d’intervention limitées par les restrictions adoptées par les autorités bangladaises en raison du Covid 19. Dans le contexte de la crise sanitaire, le Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR) de l’Onu soulignait aussi en mai 2021 qu’“outre les risques pour la santé posés par le virus, les mesures de confinement visant à réduire sa propagation ont affecté les moyens de subsistance des habitants et la capacité des réfugiés à compléter l’assistance qu’ils reçoivent des organisations humanitaires.». L’insécurité alimentaire s’est fortement accentuée à cause de la pandémie.
En août 2021, les Rohingya sont extrêmement vulnérables du fait des intempéries récentes, de l’incendie survenu en mars et de la pénétration du Covid-19 et de son variant Delta dans les camps. Leur dignité en tant qu’êtres humains est bafouée : l’eau stagnante est source d’une kyrielle de contaminations, d’allergies et de maladies. L’accès aux centres de santé est rendu difficile par la boue, les routes sont devenues impraticables. Les latrines sont pleines et leur accès parfois impossible. Ceux qui ont vu leurs habitations et les infrastructures avoisinantes détruites vivent dans un très grand dénuement. Des travailleurs humanitaires rapportent que les femmes en souffrent particulièrement, au sein d’une culture où les hommes ne peuvent sous aucun prétexte voir les femmes aller aux toilettes et où ces dernières, pour leur hygiène, doivent se tenir à l’écart des hommes en toutes circonstances. Malgré les difficultés, les personnes qui ont perdu leur toit – déjà temporaire – ont peur de demander une relocalisation : ils craignent d’être redirigés vers des centres d’accueil plus grands, avec encore moins d’intimité, ou pis encore, d’être envoyés sur l’îlot submersible de Bhasan Char.
Médecins du Monde (MdM) est l’une des nombreuses ONG humanitaires présentes à Cox’s Bazar. Son action s’articule autour de la prise en charge médicale de quelques milliers de bénéficiaires (soins de santé primaire, santé mentale et soutien psychosocial, santé sexuelle et reproductive, prévention et prise en charge des violences basées sur le genre), MdM agissant surtout comme un assistant technique pour les structures locales déjà existantes et fonctionnelles. Responsable du Desk Asie de MdM, Matthieu Dréan souligne qu’au vu du contexte “les indicateurs médicaux ne sont pas si catastrophiques” du fait de la présence de plusieurs acteurs internationaux, même si les réfugiés, ainsi que les communautés hôtes bangladeshi, doivent composer avec un manque évident de disponibilité et d’accès à des structures médicales véritablement adéquates. En pleine crise sanitaire liée au Covid 19, il note cependant que la capacité de prise en charge des cas sévères est extrêmement limitée et que le nombre de Rohingya ayant accès à la vaccination reste restreint à ce jour.
Les Rohingya, des boat people indésirables
Comme mentionné précédemment, de nombreux Rohingya ont fui vers d’autres pays que le Bangladesh, notamment en Malaisie, où MdM va conduire à partir de septembre prochain un nouveau projet de prise en charge médicale, similaire à sa mission au Bangladesh. Rejetés par les autorités locales et ostracisés par la population, environ 150 000 Rohingya – selon les chiffres de l’Onu – vivent une situation difficile en Malaisie. Les perspectives de ces clandestins sont maigres : “Sur les chantiers ou dans les arrière-cuisines de Malaisie, on voit partout ces hommes, souvent illettrés, trimer pour des salaires de misère, à la merci d’une dénonciation pour séjour irrégulier et du racket de la police”. Pour les femmes, et plus particulièrement les jeunes filles, les perspectives sont encore plus tragiques. Des milliers de fillettes Rohingya sont achetées par des demandeurs d’asile Rohingya en Malaisie et vendues comme épouses. S’ils n’ont toujours pas accès à l’éducation, à la santé ni à l’emploi, les réfugiés enregistrés par le HCR évitent “au moins la geôle ou le fouet”. Ceux qui ne sont pas enregistrés continuent de subir l’arbitraire et l’horreur. Matthieu Dréan de MdM rappelle et déplore que des centaines d’embarcation venues de l’Arakan et ayant atteint les côtes malaises, «parfois après avoir vogué pendant plus de deux mois et demi, sont renvoyées, tandis que les autorités ferment les yeux sur les milliers de Rohingya emprisonnés dans les géôles du pays ».
Très médiatisée il y a quelques années, la crise des boat people Rohingya continue de se produire mais fait l’objet d’une couverture médiatique beaucoup plus faible. En 2021, la situation demeure préoccupante. Alors qu’en juin 2020 Amnesty International dénonçait le renvoi de 269 boat people, Le Monde rapportait en février 2021 que la Malaisie avait expulsé plus d’un millier de Rohingya vers la Birmanie. Le HCR souligne dans un récent rapport que la crise des boat people Rohingya a été particulièrement meurtrière en 2020 : sur les 2413 réfugiés Rohingya répertoriés en mer, 218 sont morts ou portés disparus.
Partout où ils cherchent refuge, les Rohingya sont accueillis par les autorités des pays hôtes dans des conditions difficiles. L’impossible retour en Birmanie et des politiques restrictives dans les pays hôtes générent de la précarité et des atteintes aux droits humains. Le projet bangladais de relocalisation des réfugiés Rohingya sur l’îlot submersible de Bhasan Char en est l’illustration, sur fond d’absence de solidarité internationale.
Bhasan Char, une relocalisation controversée et de nouvelles souffrances
Dès son annonce par les autorités bangladaises, le projet de relocalisation de réfugiés Rohingya sur le site submersible de Bhasan Char (“l’île qui flotte”) – apparu dans le Golfe du Bengale en 2006 – a suscité de vives inquiétudes de la part des ONG internationales humanitaires et des droits de l’Homme. La viabilité du site et son isolement géographique ont été pointés du doigt. Mais s’il n’a eu de cesse d’être critiqué, ce projet qui vise à relocaliser près de 100 000 réfugiés est tout de même devenu réalité. En 2020, le Bangladesh a commencé à y transférer des Rohingya échoués en mer plutôt que de les rapatrier sur le continent.
Dans un rapport publié le 7 juin 2021, Human Rights Watch souligne que “le gouvernement du Bangladesh avait promis aux Nations Unies et aux donateurs qu’aucun réfugié ne serait transféré sur l’île tant que des experts humanitaires et techniques indépendants n’auraient pas eu la possibilité d’évaluer sa préparation aux situations d’urgence, son habitabilité et sa sécurité. Mais le gouvernement est revenu sur ces engagements, allant de l’avant avec les réinstallations tout en refusant de permettre une évaluation indépendante. Ce faisant, il a mis les Nations Unies et les donateurs internationaux devant le fait accompli, en faisant pression sur eux pour qu’ils commencent à soutenir les réfugiés de Bhasan Char ou qu’ils assument la responsabilité des conséquences. » Une délégation de fonctionnaires de l’Onu s’est rendu sur place en mars 2021 dans le cadre d’une visite orchestrée par le gouvernement bangladais et a entamé des discussions. HRW rapporte que des réfugiés sur le site lui ont déclaré « que les autorités les avaient mis en garde contre les plaintes et que seuls quelques-uns choisis ont été autorisés à rencontrer l’équipe ». L’ONG ajoute que « lors d’une visite de suivi des Nations Unies en mai 2021, des milliers de réfugiés se sont rassemblés, insistant sur le fait qu’ils voulaient rencontrer les responsables, et ont déclaré avoir été « violemment battus » par les forces de sécurité. » Le rapport de HRW, basé sur 167 entretiens menés avec des réfugiés et des experts humanitaires, atteste que les droits des Rohingya ne sont pas respectés.
A l’heure actuelle, environ 20 000 personnes sont “piégées” sur l’île de Bhashan Char, prison à ciel ouvert. Alors que des Rohingya y ont été emmenés “volontairement”, sur fond de méconnaissance ou dans une démarche de regroupement familial, d’autres déclarent y avoir été transférés sans leur consentement. Certains de ceux qui ont tenté de revenir sur le continent ont été repoussés par les autorités bangladaises après avoir accosté. Pire, des Rohingya ayant tenté de quitter le site l’ont récemment payé de leur vie. Au moins 27 Rohingya étaient portés disparus après le naufrage, samedi 14 août, de leur embarcation alors qu’ils tentaient de fuir Bhasan Char.
Alors que des discussions sont en cours entre les autorités bangladaises et l’Onu au sujet d’opérations onusiennes sur le site, un responsable de l’Onu récemment interrogé par un média local exprime le dilemme de nombre d’acteurs humanitaires : “Si nous nous engageons sur Bhasan Char, les gens vont dire que nous n’aurions pas dû nous engager. Si nous ne nous engageons pas, les gens diront « pourquoi ne vous êtes-vous pas engagés, les réfugiés sont dans une situation difficile…» »
En toile de fond, c’est l’abandon diplomatique dont sont victimes les Rohingya et leur pays d’installation, le Bangladesh, qui doit être souligné. Des observateurs de la situation constatent, lors d’une émission sur France Culture le 21 juin, que “la communauté internationale reste particulièrement discrète face à ce plan pour le moins questionnable. Aucune puissance occidentale ne s’est portée volontaire pour venir en aide au Bangladesh face à une vague migratoire difficile à prendre en charge pour un pays déjà très pauvre. Quant à faire venir des Rohingyas sur leurs sols, comme cela avait été fait pour les boat-people vietnamiens dans les années 1970, il n’en a jamais été question. »
Depuis 2017, il est vrai que la communauté internationale n’a pas brillé par son courage politique face au drame vécu par les Rohingya et par les minorités du pays. La volonté de maintenir des relations normalisées avec le régime birman a globalement prévalu, en dépit de la gravité des crimes commis. Les intérêts économiques et géostratégiques ont pris le pas sur la défense des droits humains.
La situation des Rohingya en Birmanie
Toujours est-il que l’impossible retour des Rohingya en Birmanie relève de la responsabilité première des autorités birmanes. Les opérations de nettoyage ethnique de 2017 ont brisé les rêves de Rasheed* (le prénom a été changé) et l’ont emmené tout droit dans les camps de Cox’s Bazar. Grâce à son bon niveau d’anglais, son séjour contraint dans le camp n’était “ni bonne, ni mauvaise” nous dit-il. “J’ai travaillé avec le Programme Alimentaire Mondial, le Danish Refugee Council, Médecins Sans Frontières, la Croix-Rouge britannique et l’Office International pour les Migrations (OIM). Mais à mesure que j’accumulais ces expériences et que ma vie devenait plus facile, je m’éloignais de mon rêve d’enfant : devenir médecin. C’est pour cela que je suis retourné [dans l’Arakan]”. En 2021, son retour s’est fait à ses risques et périls, de manière tout à fait clandestine. Avec deux compagnons, il a difficilement traversé la rivière Naf qui sépare le Bangladesh de la Birmanie. Au soleil couchant, ne sachant pas où ils se trouvaient et loin de tout village, ils ont décidé de “camper” sur les bords de la rivière, au pied de la jungle, au milieu de nulle part et la peur au ventre.
Quand Rasheed s’est rendu à son village d’origine lors de la dernière fête de l’Aïd en juillet dernier, “plus rien n’y restait. Tout avait été brûlé. Il n’y avait que des éléphants et des animaux sauvages”. Seul parmi son nouvel entourage à être revenu des camps bangladais, où il a laissé sa famille, Rasheed vit désormais dans un village de son Arakan natal, où il “enseigne l’anglais à des étudiants arakanais, comme avant [2017]. Les communautés rohingya et arakanaise vivent en bonne intelligence et font du commerce ensemble. Il y a beaucoup de travailleurs Rohingya dans les boutiques arakanaises ainsi que sur les chantiers, où ils travaillent en tant que charpentiers”. Quand la situation le permettra, le souhait de Rasheed est désormais d’aller clandestinement à Rangoun, et une fois sur place, d’imiter ses amis et d’y déposer une demande pour obtenir la national verification card, pensant ainsi pouvoir obtenir la pleine jouissance de la citoyenneté birmane… Cette carte a pourtant servi à renvoyer les Rohingya à un statut d’étrangers, depuis qu’ils ont été rendus apatrides par application de la Loi de 1982 sur la citoyenneté.
Le retour de Rasheed est en tout cas isolé, car le retour volontaire des réfugiés Rohingya vers les terres arakanaises de leur enfance est au point mort. Des déclarations de papier et des leurres de communication relatifs à leur rapatriement en Birmanie ont fréquemment émaillé l’actualité, jusqu’au 1er février 2021 et au retour de la junte au pouvoir. De rapatriement, il n’est plus question.
En août 2021, les conditions sont évidemment très loin d’être réunies pour qu’une “réintégration volontaire, sûre et respectueuse des droits des Rohingya” puisse être envisagée en Birmanie. Les quelques 130 000 Rohingya déplacés par les violences de 2012 demeurent aujourd’hui encore dans des camps dans l’Arakan et y survivent dans un environnement très dégradé. Privés de toute liberté de movement, ils vivent dans des conditions qualifiées en 2018 par Ursula Mueller, alors Secrétaire générale adjointe des Nations unies, comme étant « au-delà de la dignité de la personne humaine ». Dans un rapport du 8 octobre 2020, Human Rights Watch (HRW) rapportait que « les violations sont tellement graves que ces camps ne peuvent pas être nommément considérés comme des camps de déplacés internes, mais plutôt des prisons à ciel ouvert […] Les abris des camps, initialement construits pour ne durer que deux ans, se sont détériorés au cours de huit saisons de mousson. Le gouvernement national et celui de l’état d’Arakan ont refusé d’allouer un espace adéquat ou des terrains appropriés pour la construction et l’entretien des camps, ce qui a entraîné une surpopulation généralisée, une grande vulnérabilité aux inondations et aux incendies, et des conditions inhabitables selon les normes humanitaires ». Ces conditions ne se sont guère améliorées depuis.
La Birmanie, qui a toujours maintenu une posture de déni face aux crimes documentés par l’Onu, est désormais aux mains de la junte militaire responsable en premier lieu des atrocités que les Rohingya ont subi. La politique d’apartheid à l’encontre des Rohingya se poursuit et les perspectives d’un retour s’éloignent encore davantage.
Les informations relatives à la situation des Rohingya dans l’Arakan depuis le 1er février 2021 sont cependant parcellaires, bien que la peur suscitée par le retour de la junte militaire soit dans tous les esprits. Dans un communiqué du 2 août 2021, L’ONG Burma Campaign UK rapporte que du 24 juillet au 2 août, 300 soldats de l’Arakan Army (AA) ont occupé le village de Let Ma (Arakan) et ont « ordonné aux villageois de fournir de la viande, des peaux de vache et 15 000 Kyat, qu’ils décrivent comme une taxe. Certains villageois ont refusé car ils doivent également payer des taxes aux autorités locales contrôlées par les militaires. La famille et les proches de 12 villageois qui ont refusé ont été détenus illégalement et gardés emprisonnés dans une mosquée sans nourriture [tandis que] les soldats d’occupation volaient le bétail des villageois, ces derniers ayant apparemment été contraints par des membres de l’AA à signer des documents et à se faire filmer pour déclarer qu’aucune violation des droits humains n’avait eu lieu”. Dès le lendemain, l’ONG a fait savoir que les villageois détenus avaient été libérés et que la plupart des soldats de l’AA avaient quitté le village, tout en emmenant 2 villageois avec eux.
Incroyablement calme depuis la tentative de coup d’Etat du 1er février, l’état d’Arakan demeure épargné par les combats, ce qui pourrait s’expliquer par des accords tacites entre l’Arakan Army, la junte et la Chine, qui détient des intérêts multiples et colossaux dans l’Arakan. En tout état de cause, la branche politique de l’AA, la United League of Arakan (ULA), profite de ce climat relativement apaisé pour y intensifier et y développer son influence politique depuis quelques semaines. La majorité des Arakanais reconnaissent désormais la competence de l’ULA pour statuer sur des litiges de nature commerciale, foncière ou pénale, et respectent ses directives, notamment la mesure de confinement qu’elle a ordonnée il y a quelques semaines.
Malgré l’étonnante accalmie que traverse l’Arakan, de violents conflits peuvent rapidement s’y propager et rendre les Rohingya encore plus vulnérables qu’ils ne le sont dans les camps arakanais et bangladais. L’ONG Burma Human Rights Network (BHRN) s’est alarmée en juin du nombre d’attaques perpétrées à l’encontre des minorités religieuses en Birmanie depuis le retour de la junte militaire :« Ces attaques contre les musulmans et les chrétiens en Birmanie sont intolérables et la communauté internationale doit reconnaître immédiatement la gravité de ces incidents. L’armée a pu intensifier ses attaques contre les minorités dans le pays depuis le coup d’État, estimant qu’elles ne subiront aucune autre répercussion.» Pour BHRN, « La sécurité des minorités religieuses est très préoccupante alors que la Birmanie s’enfonce dans un conflit plus large entre l’armée et les forces de défense du peuple. »
Enfin, et alors que la Birmanie est en proie au chaos, la crise sanitaire totalement incontrôlée n’épargne pas l’Etat d’Arakan, frappé par des pénuries d’oxygène. Dans un communiqué du 28 juillet, l’ONG Burma Rohingya Organization UK a appelé à une intervention internationale humanitaire d’urgence face à la crise sanitaire et rappelle que «les Rohingyas déplacés dans les camps de Sittwe vivent dans des conditions surpeuplées, sordides et insalubres où la maladie peut se propager très rapidement. Les Rohingya ont déjà été confrontés à d’horribles violences de la part de l’armée birmane. Ils sont maintenant confrontés à une autre catastrophe alors que le Covid monte en flèche à travers le pays. La communauté internationale doit agir maintenant avant qu’il ne soit trop tard. » Les Rohingya dans les camps de déplacés de l’Arakan sont d’autant plus vulnérables que la junte les a exclus d’une campagne de vaccination annoncée.
La minorité Rohingya, une question de tout temps taboue et clivante en Birmanie
Confrontés à des conditions de vie très éprouvantes et au rejet de la population sur fond de politique d’apartheid, les Rohingya ont-ils des motifs d’espérer? Ecartés en 1947-1948 lors des discussions entre les communautés ethniques relatives à la forme ethno-fédérale que devait revêtir le nouvel Etat indépendant, les Rohingya ont été privés de citoyenneté à partir de 1982. Apatrides, indésirables et privés de leurs droits les plus fondamentaux, 200 000 Rohingya avaient déjà fui des persécutions antérieures aux opérations de nettoyage ethnique menées par l’armée en 2017.
Sept mois après la tentative de coup d’Etat perpétrée par l’armée birmane, la Birmanie est plongée dans le chaos et la violence et la situation du pays – politique, humanitaire, économique et sanitaire – est catastrophique. Membre du conseil d’administration de la Rohingya Students’ Union (RSU) – une association d’étudiants Rohingya issue des camps de réfugiés de Cox’s Bazar au Bangladesh impliquée dans la défense et la reconnaissance de leurs droits – Arifur* (le prénom a été changé) a sa petite idée des raisons qui ont poussé l’armée à mener son putsch. Pour lui, celui-ci est “motivé par la volonté des militaires de préserver leur rôle central dans les affaires politiques, de prévenir l’avènement de la démocratie, d’empêcher les minorités ethniques d’accéder à leurs droits et à la pleine citoyenneté, de détourner la pression de la communauté internationale et de la Cour internationale de justice vis-à-vis du sort des Rohingya, et de continuer à persécuter la minorité ethnique la plus opprimée, les Rohingya”.
La junte est néanmoins parvenue, pour la première fois de l’histoire politique de la Birmanie, à unir les Birmans dans le rejet inconditionnel des militaires et de leur emprise. Si la question Rohingya demeure taboue et sensible en Birmanie, il faut relever que pour la première fois, des manifestations d’empathie spontanées à l’égard des minorités ethniques — dont les Rohingya — ont eu lieu lors des rassemblements de la révolution de Thingyan. Ces images générées par l’opposition à la junte sont très fortes dans le contexte birman.
Beaucoup de jeunes birmans ont également témoigné sur les réseaux sociaux de leur prise de conscience par rapport à la situation des minorités ethniques et à la propagande de l’armée. Après avoir été vilipendée pour sa défense des droits des Rohingya, Yanghee Lee, ex-Rapporteure de l’Onu sur la situation des droits humains en Birmanie, a elle-même reçu beaucoup de messages d’excuses de la part de birmans découvrant à leur tour la répression brutale que les minorités subissent depuis des décennies. On a pu voir aussi des Rohingya dans les camps de réfugiés au Bangladesh témoigner de leur solidarité avec le peuple birman.
Ces images fortes et inédites augurent-elles d’un changement à l’œuvre au sein de la société birmane, si profondément divisée ? C’est en tout cas l’espoir de tous ceux qui aspirent à une Birmanie démocratique et fédérale, inclusive de toute sa diversité.
Ces changements de perception se reflètent dans les positionnements du gouvernement d’unité nationale (NUG) en résistance s’agissant des minorités du pays. Le NUG a progressivement pris position sur la question des Rohingya, allant jusqu’à inscrire l’abolition de la loi de 1982 sur la citoyenneté dans son programme politique, cette loi qui a rendu possible l’apatridie des Rohingya en Birmanie. Le NUG a aussi adopté une nouvelle Charte fédérale et déclaré l’annulation de la Constitution de 2008. Composé de nombreux représentants issus de minorités ethniques, le NUG ne compte cependant aucun représentant Rohingya et ferait un geste fort en nommant un Rohingya.
Comment les Rohingya perçoivent-ils ces annonces du NUG, en quête de légitimité sur la scène internationale? Arifur nous confie que “si le NUG gagnait, il pourrait y avoir des espoirs [d’amélioration et de reconnaissance des droits] de toutes les minorités ethniques de Birmanie, y compris les Rohingya. Mais je n’ai beaucoup d’espoir quant à leur accession au pouvoir, puisqu’ils n’ont [à l’heure actuelle] pas le pouvoir”. Plusieurs témoignages recueillis en Birmanie montrent que les Rohingya ne pourront véritablement croire qu’en ce qu’ils voient, après tant de décennies de persécution. Les promesses et les annonces sont de peu de poids face à tant de destins individuels brisés par l’aliénation et la répression. On a pu voir aussi que ces annonces du NUG concernant les Rohingya ont suscité de très vives réactions hostiles parmi les nationalistes arakanais, montrant à quel point les divisions restent fortes en territoire birman. D’ailleurs, le NUG est lui-même divisé sur le sujet, composé à la fois de membres progressistes et de personnalités qui incarnent la politique menée par la LND. Si la défiance est compréhensible, il est frappant de voir qu’elle n’empêche cependant pas les appels à l’unité d’être entendus, voire même de l’emporter face à l’ennemi commun.
Une quête persistante de justice
Avec le retour de la junte militaire, quelles perspectives de justice internationale pour les Rohingya ? Les procédures initiées devant la Cour pénale internationale (CPI) (qui juge de responsabilités pénales individuelles) et devant la Cour internationale de Justice (CIJ) (qui concerne la responsabilité de l’Etat birman) se poursuivent sans faire parler d’elles, tout en étant affectées par le chaos qui règne dans le pays. Qui va représenter l’Etat birman devant la CIJ ? Le retour de la junte militaire rend encore plus pressante la nécessité pour des Etats comme la France d’appuyer la requête gambienne devant la CIJ mettant en cause l’Etat birman pour violation de la Convention de l’Onu de 1948 sur la prévention du génocide, alors que les Pays-Bas et le Canada ont déjà apporté cet appui formel. Ces procédures internationales, malheureusement longues et incertaines, restent essentielles dans la quête de justice des Rohingya.
La répression menée par la junte depuis février 2021 ne fait que souligner l’importance de la justice et de la lutte contre l’impunité face aux crimes commis par l’armée birmane, de nouveau mise en cause pour des crimes contre l’Humanité. Fait notable, en août 2021 des survivants Rohingya ont témoigné devant un juge pour la première fois, dans le cadre de la procédure judiciaire lancée en Argentine en novembre 2019 à l’initiative de l’ONG BROUK, basée à Londres. Le juge argentin, saisi au nom du principe de la compétence universelle, doit encore statuer sur sa compétence dans une procédure qui représente un formidable espoir de justice pour les Rohingya.
L’unité nouvelle face à l’ennemi commun apporte peut-être une prise de conscience sur l’importance de la justice après des décennies d’impunité. Le combat pour la justice mené par les Rohingya et d’autres minorités ethniques du pays victimes de crimes contre l’Humanité et de crimes de guerre pourrait-il s’en trouver renforcé ? Le NUG a annoncé sa volonté de reconnaître la compétence de la Cour Pénale Internationale (CPI) à compter de février 2002, ce qui représente un tournant majeur. Le NUG avait en effet, dans un premier temps, pris position pour une reconnaissance de la compétence de la CPI à compter du 1er février 2021 seulement… Le 19 août 2021, l’ONG Fortify Rights a publié une analyse juridique à l’appui de cette initiative du NUG.
Pour Arifur, le plus grand succès de la RSU est d’avoir oeuvré il y a quelques années pour la reconnaissance officielle du 25 août comme étant celui de la journée de mémoire du génocide Rohingya, commémorée annuellement depuis par les Rohingya au Bangladesh et dans le monde.
En ce 25 août 2021, nous pouvons souligner que le jour du souvenir sera commémoré par un public nouveau composé de birmans ayant pris conscience des crimes subis par les Rohingya et les minorités ethniques du pays.
Le 25 août marque aussi le National Apology Day, avec l’espoir d’une Birmanie unifiée dans son rejet de la junte militaire et de ses crimes, et dans sa quête de justice et de démocratie.
Le 24 août 2021
Arjuna Lebaindre