25 août 2021 / Rohingya : quatre ans après, le drame oublié

25 août 2021 / Rohingya : quatre ans après, le drame oublié

Le 25 août 2021 marque les quatre ans du début des opérations militaires menées contre les Rohingya en Birmanie. Au cours de celles-ci, 10 000 Rohingya ont été tués, des milliers de femmes violées et des centaines de villages brûlés. Les éléments génocidaires des crimes commis par l’armée birmane ont été caractérisés par des experts indépendants de l’Onu.

Alors que la Birmanie est en ébullition suite à la tentative de coup d’Etat du 1er février, et que des crises multiples accaparent toute l’actualité du pays, le terrible sort que subissent les Rohingya est globalement relégué à l’arrière plan. Pourtant, les Rohingya continuent de souffrir partout où ils se trouvent, sans que s’entraperçoivent des perspectives tangibles d’un destin plus digne et heureux.

Les conditions de vie effroyables des réfugiés Rohingya

En août 2021, plus de 1 million de Rohingya vivent déracinés dans divers pays d’Asie, notamment en Thaïlande, en Malaisie et en Inde, mais surtout au Bangladesh. 900 000 réfugiés Rohingya y sont agglutinés dans une trentaine de camps – dont le camp de Kutupalong-Balukhali, le plus grand camp de réfugiés du monde avec 600 000 personnes – à proximité de la ville de Cox’s Bazar.  

Plusieurs sources en provenance du terrain – qui souhaitent rester anonymes – rapportent qu’en plus de vivre dans des abris très sommaires et fragiles, pour beaucoup exposés au risque de glissement de terrain, les réfugiés rencontrent d’innombrables difficultés. Leur sécurité alimentaire, si elle n’est pas aussi menacée que dans d’autres foyers de réfugiés dans le monde, demeure généralement très basique. Les camps sont tellement vastes et étendus que l’accès à l’aide est parfois inégal, ce qui est source de griefs et fait même naître chez certains l’idée que l’assistance est corrompue. Certains camps seraient “mieux lotis” que d’autres en ce qui concerne la distribution de produits non alimentaires essentiels à la survie des réfugiés, le traitement des plaintes et des demandes ou la prise en charge des soins médicaux.

Dans tous les cas, la vie dans les camps est extrêmement difficile. Surpeuplés et souvent irrespirables, les camps sont le théâtre de drames à répétition qui reflètent le chemin de croix quotidien que doivent endurer les Rohingya au Bangladesh. Sur fond d’absence de perspectives, les violences se développent, avec des affrontements entre gangs rivaux qui ont terrorisé les réfugiés en octobre 2020 et dont The Guardian s’est notamment fait l’écho. Plus récemment, les intempéries qui ont touché la région de Cox’s Bazar en juillet ont détruit des milliers d’abris. En mars déjà, un immense incendie qui s’est déclenché dans le camp de Kutupalong avait détruit les abris de 48 000 réfugiés et fait plusieurs victimes. Un bilan aggravé par les barbelés érigés autour des camps, que les ONG de défense des droits humains, Human Rights Watch notamment, demandent au Bangladesh de démanteler.

incendie dans le camp de Kutupalong
des abris détruits par l’incendie

Certains réfugiés ont développé un sentiment d’hostilité envers les travailleurs humanitaires, car ils ont l’impression que les craintes qu’ils formulent ne sont pas entendues. Les réfugiés des foyers affectés par les inondations rapportent qu’ils avaient, à maintes reprises, fait la demande d’être relocalisés dans des endroits plus sûrs, mais que leurs demandes n’ont pas été entendues.

De leur côté, les acteurs humanitaires voient leurs possibilités d’intervention limitées par les restrictions adoptées par les autorités bangladaises en raison du Covid 19. Dans le contexte de la crise sanitaire, le Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR) de l’Onu soulignait aussi en mai 2021  qu’“outre les risques pour la santé posés par le virus, les mesures de confinement visant à réduire sa propagation ont affecté les moyens de subsistance des habitants et la capacité des réfugiés à compléter l’assistance qu’ils reçoivent des organisations humanitaires.». L’insécurité alimentaire s’est fortement accentuée à cause de la pandémie.

En août 2021, les Rohingya sont extrêmement vulnérables du fait des intempéries récentes, de l’incendie survenu en mars et de la pénétration du Covid-19 et de son variant Delta dans les camps. Leur dignité en tant qu’êtres humains est bafouée : l’eau stagnante est source d’une kyrielle de contaminations, d’allergies et de maladies. L’accès aux centres de santé est rendu difficile par la boue, les routes sont devenues impraticables. Les latrines sont pleines et leur accès parfois impossible. Ceux qui ont vu leurs habitations et les infrastructures avoisinantes détruites vivent dans un très grand dénuement. Des travailleurs humanitaires rapportent que les femmes en souffrent particulièrement, au sein d’une culture où les hommes ne peuvent sous aucun prétexte voir les femmes aller aux toilettes et où ces dernières, pour leur hygiène, doivent se tenir à l’écart des hommes en toutes circonstances. Malgré les difficultés, les personnes qui ont perdu leur toit – déjà temporaire – ont peur de demander une relocalisation : ils craignent d’être redirigés vers des centres d’accueil plus grands, avec encore moins d’intimité, ou pis encore, d’être envoyés sur l’îlot submersible de Bhasan Char.

Médecins du Monde (MdM) est l’une des nombreuses ONG humanitaires présentes à Cox’s Bazar. Son action s’articule autour de la prise en charge médicale de quelques milliers de bénéficiaires (soins de santé primaire, santé mentale et soutien psychosocial, santé sexuelle et reproductive, prévention et prise en charge des violences basées sur le genre), MdM agissant surtout comme un assistant technique pour les structures locales déjà existantes et fonctionnelles. Responsable du Desk Asie de MdM, Matthieu Dréan souligne qu’au vu du contexte “les indicateurs médicaux ne sont pas si catastrophiques” du fait de la présence de plusieurs acteurs internationaux, même si les réfugiés, ainsi que les communautés hôtes bangladeshi, doivent composer avec un manque évident de disponibilité et d’accès à des structures médicales véritablement adéquates. En pleine crise sanitaire liée au Covid 19, il note cependant que la capacité de prise en charge des cas sévères est extrêmement limitée et que le nombre de Rohingya ayant accès à la vaccination reste restreint à ce jour.

Les Rohingya, des boat people indésirables

Comme mentionné précédemment, de nombreux Rohingya ont fui vers d’autres pays que le Bangladesh, notamment en Malaisie, où MdM va conduire à partir de septembre prochain un nouveau projet de prise en charge médicale, similaire à sa mission au Bangladesh. Rejetés par les autorités locales et ostracisés par la population, environ 150 000 Rohingya – selon les chiffres de l’Onu – vivent une situation difficile en Malaisie. Les perspectives de ces clandestins sont maigres : “Sur les chantiers ou dans les arrière-cuisines de Malaisie, on voit partout ces hommes, souvent illettrés, trimer pour des salaires de misère, à la merci d’une dénonciation pour séjour irrégulier et du racket de la police”. Pour les femmes, et plus particulièrement les jeunes filles, les perspectives sont encore plus tragiques. Des milliers de fillettes Rohingya sont achetées par des demandeurs d’asile Rohingya en Malaisie et vendues comme épouses. S’ils n’ont toujours pas accès à l’éducation, à la santé ni à l’emploi, les réfugiés enregistrés par le HCR évitent “au moins la geôle ou le fouet”. Ceux qui ne sont pas enregistrés continuent de subir l’arbitraire et l’horreur. Matthieu Dréan de MdM rappelle et déplore que des centaines d’embarcation venues de l’Arakan et ayant atteint les côtes malaises, «parfois après avoir vogué pendant plus de deux mois et demi, sont renvoyées, tandis que les autorités ferment les yeux sur les milliers de Rohingya emprisonnés dans les géôles du pays ».

Très médiatisée il y a quelques années, la crise des boat people Rohingya continue de se produire mais fait l’objet d’une couverture médiatique beaucoup plus faible. En 2021, la situation demeure préoccupante. Alors qu’en juin 2020 Amnesty International dénonçait le renvoi de 269 boat people, Le Monde rapportait en février 2021 que la Malaisie avait expulsé plus d’un millier de Rohingya vers la Birmanie. Le HCR souligne dans un récent rapport que la crise des boat people Rohingya a été particulièrement meurtrière en 2020 : sur les 2413 réfugiés Rohingya répertoriés en mer, 218 sont morts ou portés disparus.

Partout où ils cherchent refuge, les Rohingya sont accueillis par les autorités des pays hôtes dans des conditions difficiles. L’impossible retour en Birmanie et des politiques restrictives dans les pays hôtes générent de la précarité et des atteintes aux droits humains. Le projet bangladais de relocalisation des réfugiés Rohingya sur l’îlot submersible de Bhasan Char en est l’illustration, sur fond d’absence de solidarité internationale.

Bhasan Char, une relocalisation controversée et de nouvelles souffrances

Dès son annonce par les autorités bangladaises, le projet de relocalisation de réfugiés Rohingya sur le site submersible de Bhasan Char (“l’île qui flotte”) – apparu dans le Golfe du Bengale en 2006 – a suscité de vives inquiétudes de la part des ONG internationales humanitaires et des droits de l’Homme. La viabilité du site et son isolement géographique ont été pointés du doigt. Mais s’il n’a eu de cesse d’être critiqué, ce projet qui vise à relocaliser près de 100 000 réfugiés est tout de même devenu réalité. En 2020, le Bangladesh a commencé à y transférer des Rohingya échoués en mer plutôt que de les rapatrier sur le continent.

Dans un rapport publié le 7 juin 2021, Human Rights Watch souligne que “le gouvernement du Bangladesh avait promis aux Nations Unies et aux donateurs qu’aucun réfugié ne serait transféré sur l’île tant que des experts humanitaires et techniques indépendants n’auraient pas eu la possibilité d’évaluer sa préparation aux situations d’urgence, son habitabilité et sa sécurité. Mais le gouvernement est revenu sur ces engagements, allant de l’avant avec les réinstallations tout en refusant de permettre une évaluation indépendante. Ce faisant, il a mis les Nations Unies et les donateurs internationaux devant le fait accompli, en faisant pression sur eux pour qu’ils commencent à soutenir les réfugiés de Bhasan Char ou qu’ils assument la responsabilité des conséquences. » Une délégation de fonctionnaires de l’Onu s’est rendu sur place en mars 2021 dans le cadre d’une visite orchestrée par le gouvernement bangladais et a entamé des discussions. HRW rapporte que des réfugiés sur le site lui ont déclaré « que les autorités les avaient mis en garde contre les plaintes et que seuls quelques-uns choisis ont été autorisés à rencontrer l’équipe ». L’ONG ajoute que « lors d’une visite de suivi des Nations Unies en mai 2021, des milliers de réfugiés se sont rassemblés, insistant sur le fait qu’ils voulaient rencontrer les responsables, et ont déclaré avoir été « violemment battus » par les forces de sécurité. » Le rapport de HRW, basé sur 167 entretiens menés avec des réfugiés et des experts humanitaires, atteste que les droits des Rohingya ne sont pas respectés.

A l’heure actuelle, environ 20 000 personnes sont “piégées” sur l’île de Bhashan Char, prison à ciel ouvert. Alors que des Rohingya y ont été emmenés “volontairement”, sur fond de méconnaissance  ou dans une démarche de regroupement familial, d’autres déclarent y avoir été transférés sans leur consentement.  Certains de ceux qui ont tenté de revenir sur le continent ont été repoussés par les autorités bangladaises après avoir accosté. Pire, des Rohingya ayant tenté de quitter le site l’ont récemment payé de leur vie. Au moins 27 Rohingya étaient portés disparus après le naufrage, samedi 14 août, de leur embarcation alors qu’ils tentaient de fuir Bhasan Char.

Alors que des discussions sont en cours entre les autorités bangladaises et l’Onu au sujet d’opérations onusiennes sur le site, un responsable de l’Onu récemment interrogé par un média local exprime le dilemme de nombre d’acteurs humanitaires : “Si nous nous engageons sur Bhasan Char, les gens vont dire que nous n’aurions pas dû nous engager. Si nous ne nous engageons pas, les gens diront « pourquoi ne vous êtes-vous pas engagés, les réfugiés sont dans une situation difficile…» »

En toile de fond, c’est l’abandon diplomatique dont sont victimes les Rohingya et leur pays d’installation, le Bangladesh, qui doit être souligné. Des observateurs de la situation constatent, lors d’une émission sur France Culture le 21 juin, que “la communauté internationale reste particulièrement discrète face à ce plan pour le moins questionnable. Aucune puissance occidentale ne s’est portée volontaire pour venir en aide au Bangladesh face à une vague migratoire difficile à prendre en charge pour un pays déjà très pauvre. Quant à faire venir des Rohingyas sur leurs sols, comme cela avait été fait pour les boat-people vietnamiens dans les années 1970, il n’en a jamais été question. »

Depuis 2017, il est vrai que la communauté internationale n’a pas brillé par son courage politique face au drame vécu par les Rohingya et par les minorités du pays. La volonté de maintenir des relations normalisées avec le régime birman a globalement prévalu, en dépit de la gravité des crimes commis. Les intérêts économiques et géostratégiques ont pris le pas sur la défense des droits humains.

La situation des Rohingya en Birmanie

Toujours est-il que l’impossible retour des Rohingya en Birmanie relève de la responsabilité première des autorités birmanes. Les opérations de nettoyage ethnique de 2017 ont brisé les rêves de Rasheed* (le prénom a été changé) et l’ont emmené tout droit dans les camps de Cox’s Bazar. Grâce à son bon niveau d’anglais, son séjour contraint dans le camp n’était “ni bonne, ni mauvaise” nous dit-il. “J’ai travaillé avec le Programme Alimentaire Mondial, le Danish Refugee Council, Médecins Sans Frontières, la Croix-Rouge britannique et l’Office International pour les Migrations (OIM). Mais à mesure que j’accumulais ces expériences et que ma vie devenait plus facile, je m’éloignais de mon rêve d’enfant : devenir médecin. C’est pour cela que je suis retourné [dans l’Arakan]”. En 2021, son retour s’est fait à ses risques et périls, de manière tout à fait clandestine. Avec deux compagnons, il a difficilement traversé la rivière Naf qui sépare le Bangladesh de la Birmanie. Au soleil couchant, ne sachant pas où ils se trouvaient et loin de tout village, ils ont décidé de “camper” sur les bords de la rivière, au pied de la jungle, au milieu de nulle part et la peur au ventre.

Quand Rasheed s’est rendu à son village d’origine lors de la dernière fête de l’Aïd en juillet dernier, “plus rien n’y restait. Tout avait été brûlé. Il n’y avait que des éléphants et des animaux sauvages”. Seul parmi son nouvel entourage à être revenu des camps bangladais, où il a laissé sa famille, Rasheed vit désormais dans un village de son Arakan natal, où il “enseigne l’anglais à des étudiants arakanais, comme avant [2017]. Les communautés rohingya et arakanaise vivent en bonne intelligence et font du commerce ensemble. Il y a beaucoup de travailleurs Rohingya dans les boutiques arakanaises ainsi que sur les chantiers, où ils travaillent en tant que charpentiers”. Quand la situation le permettra, le souhait de Rasheed est désormais d’aller clandestinement à Rangoun, et une fois sur place, d’imiter ses amis et d’y déposer une demande pour obtenir la national verification card, pensant ainsi pouvoir obtenir la pleine jouissance de la citoyenneté birmane… Cette carte a pourtant servi à renvoyer les Rohingya à un statut d’étrangers, depuis qu’ils ont été rendus apatrides par application de la Loi de 1982 sur la citoyenneté.

Le retour de Rasheed est en tout cas isolé, car le retour volontaire des réfugiés Rohingya vers les terres arakanaises de leur enfance est au point mort. Des déclarations de papier et des leurres de communication relatifs à leur rapatriement en Birmanie ont fréquemment émaillé l’actualité, jusqu’au 1er février 2021 et au retour de la junte au pouvoir. De rapatriement, il n’est plus question.

En août 2021, les conditions sont évidemment très loin d’être réunies pour qu’une “réintégration volontaire, sûre et respectueuse des droits des Rohingya” puisse être envisagée en Birmanie. Les quelques 130 000 Rohingya déplacés par les violences de 2012 demeurent aujourd’hui encore dans des camps dans l’Arakan et y survivent dans un environnement très dégradé. Privés de toute liberté de movement, ils vivent dans des conditions qualifiées en 2018 par Ursula Mueller, alors Secrétaire générale adjointe des Nations unies, comme étant « au-delà de la dignité de la personne humaine ». Dans un rapport du 8 octobre 2020, Human Rights Watch (HRW) rapportait que « les violations sont tellement graves que ces camps ne peuvent pas être nommément considérés comme des camps de déplacés internes, mais plutôt des prisons à ciel ouvert […] Les abris des camps, initialement construits pour ne durer que deux ans, se sont détériorés au cours de huit saisons de mousson. Le gouvernement national et celui de l’état d’Arakan ont refusé d’allouer un espace adéquat ou des terrains appropriés pour la construction et l’entretien des camps, ce qui a entraîné une surpopulation généralisée, une grande vulnérabilité aux inondations et aux incendies, et des conditions inhabitables selon les normes humanitaires ». Ces conditions ne se sont guère améliorées depuis.

La Birmanie, qui a toujours maintenu une posture de déni face aux crimes documentés par l’Onu, est désormais aux mains de la junte militaire responsable en premier lieu des atrocités que les Rohingya ont subi. La politique d’apartheid à l’encontre des Rohingya se poursuit et les perspectives d’un retour s’éloignent encore davantage.  

Les informations relatives à la situation des Rohingya dans l’Arakan depuis le 1er février 2021 sont cependant parcellaires, bien que la peur suscitée par le retour de la junte militaire soit dans tous les esprits. Dans un communiqué du 2 août 2021, L’ONG Burma Campaign UK rapporte que du 24 juillet au 2 août, 300 soldats de l’Arakan Army (AA) ont occupé le village de Let Ma (Arakan) et ont « ordonné aux villageois de fournir de la viande, des peaux de vache et 15 000 Kyat, qu’ils décrivent comme une taxe. Certains villageois ont refusé car ils doivent également payer des taxes aux autorités locales contrôlées par les militaires. La famille et les proches de 12 villageois qui ont refusé ont été détenus illégalement et gardés emprisonnés dans une mosquée sans nourriture [tandis que] les soldats d’occupation volaient le bétail des villageois, ces derniers ayant apparemment été contraints par des membres de l’AA à signer des documents et à se faire filmer pour déclarer qu’aucune violation des droits humains n’avait eu lieu”. Dès le lendemain, l’ONG a fait savoir que les villageois détenus avaient été libérés et que la plupart des soldats de l’AA avaient quitté le village, tout en emmenant 2 villageois avec eux.

Incroyablement calme depuis la tentative de coup d’Etat du 1er février, l’état d’Arakan demeure épargné par les combats, ce qui pourrait s’expliquer par des accords tacites entre l’Arakan Army, la junte et la Chine, qui détient des intérêts multiples et colossaux dans l’Arakan. En tout état de cause, la branche politique de l’AA, la United League of Arakan (ULA), profite de ce climat relativement apaisé pour y intensifier et y développer son influence politique depuis quelques semaines. La majorité des Arakanais reconnaissent désormais la competence de l’ULA pour statuer sur des litiges de nature commerciale, foncière ou pénale, et respectent ses directives, notamment la mesure de confinement qu’elle a ordonnée il y a quelques semaines.

Malgré l’étonnante accalmie que traverse l’Arakan, de violents conflits peuvent rapidement s’y propager et rendre les Rohingya encore plus vulnérables qu’ils ne le sont dans les camps arakanais et bangladais. L’ONG Burma Human Rights Network (BHRN) s’est alarmée en juin du nombre d’attaques perpétrées à l’encontre des minorités religieuses en Birmanie depuis le retour de la junte militaire :« Ces attaques contre les musulmans et les chrétiens en Birmanie sont intolérables et la communauté internationale doit reconnaître immédiatement la gravité de ces incidents. L’armée a pu intensifier ses attaques contre les minorités dans le pays depuis le coup d’État, estimant qu’elles ne subiront aucune autre répercussion.» Pour BHRN, « La sécurité des minorités religieuses est très préoccupante alors que la Birmanie s’enfonce dans un conflit plus large entre l’armée et les forces de défense du peuple. »

Enfin, et alors que la Birmanie est en proie au chaos, la crise sanitaire totalement incontrôlée n’épargne pas l’Etat d’Arakan, frappé par des pénuries d’oxygène.  Dans un communiqué du 28 juillet, l’ONG Burma Rohingya Organization UK a appelé à une intervention internationale humanitaire d’urgence face à la crise sanitaire et rappelle que «les Rohingyas déplacés dans les camps de Sittwe vivent dans des conditions surpeuplées, sordides et insalubres où la maladie peut se propager très rapidement. Les Rohingya ont déjà été confrontés à d’horribles violences de la part de l’armée birmane. Ils sont maintenant confrontés à une autre catastrophe alors que le Covid monte en flèche à travers le pays. La communauté internationale doit agir maintenant avant qu’il ne soit trop tard. »  Les Rohingya dans les camps de déplacés de l’Arakan sont d’autant plus vulnérables que la junte les a exclus d’une campagne de vaccination annoncée.

La minorité Rohingya, une question de tout temps taboue et clivante en Birmanie

Confrontés à des conditions de vie très éprouvantes et au rejet de la population sur fond de politique d’apartheid, les Rohingya ont-ils des motifs d’espérer? Ecartés en 1947-1948 lors des discussions entre les communautés ethniques relatives à la forme ethno-fédérale que devait revêtir le nouvel Etat indépendant, les Rohingya ont été privés de citoyenneté à partir de 1982. Apatrides, indésirables et privés de leurs droits les plus fondamentaux, 200 000 Rohingya avaient déjà fui des persécutions antérieures aux opérations de nettoyage ethnique menées par l’armée en 2017.

Sept mois après la tentative de coup d’Etat perpétrée par l’armée birmane, la Birmanie est plongée dans le chaos et la violence et la situation du pays – politique, humanitaire, économique et sanitaire – est catastrophique. Membre du conseil d’administration de la Rohingya Students’ Union (RSU) – une association d’étudiants Rohingya issue des camps de réfugiés de Cox’s Bazar au Bangladesh  impliquée dans la défense et la reconnaissance de leurs droits  – Arifur* (le prénom a été changé) a sa petite idée des raisons qui ont poussé l’armée à mener son putsch. Pour lui, celui-ci est “motivé par la volonté des militaires de préserver leur rôle central dans les affaires politiques, de prévenir l’avènement de la démocratie,  d’empêcher les minorités ethniques d’accéder à leurs droits et à la pleine citoyenneté, de détourner la pression de la communauté internationale et de la Cour internationale de justice vis-à-vis du sort des Rohingya, et de continuer à persécuter la minorité ethnique la plus opprimée, les Rohingya”.

La junte est néanmoins parvenue, pour la première fois de l’histoire politique de la Birmanie, à unir les Birmans dans le rejet inconditionnel des militaires et de leur emprise. Si la question Rohingya demeure taboue et sensible en Birmanie, il faut relever que pour la première fois, des manifestations d’empathie spontanées à l’égard des minorités ethniques — dont les Rohingya — ont eu lieu lors des rassemblements de la révolution de Thingyan. Ces images générées par l’opposition à la junte sont très fortes dans le contexte birman.

un manifestant à Yangon, février 2021

Beaucoup de jeunes birmans ont également témoigné sur les réseaux sociaux de leur prise de conscience par rapport à la situation des minorités ethniques et à la propagande de l’armée. Après avoir été vilipendée pour sa défense des droits des Rohingya, Yanghee Lee, ex-Rapporteure de l’Onu sur la situation des droits humains en Birmanie, a elle-même reçu beaucoup de messages d’excuses de la part de birmans découvrant à leur tour la répression brutale que les minorités subissent depuis des décennies. On a pu voir aussi des Rohingya dans les camps de réfugiés au Bangladesh témoigner de leur solidarité avec le peuple birman.


Photo de Faisal Arakani

Photo de Faisal Arakani

Ces images fortes et inédites augurent-elles d’un changement à l’œuvre au sein de la société birmane, si profondément divisée ? C’est en tout cas l’espoir de tous ceux qui aspirent à une Birmanie démocratique et fédérale, inclusive de toute sa diversité.

Ces changements de perception se reflètent dans les positionnements du gouvernement d’unité nationale (NUG) en résistance s’agissant des minorités du pays. Le NUG a progressivement pris position sur la question des Rohingya, allant jusqu’à inscrire l’abolition de la loi de 1982 sur la citoyenneté dans son programme politique, cette loi qui a rendu possible l’apatridie des Rohingya en Birmanie. Le NUG a aussi adopté une nouvelle Charte fédérale et déclaré l’annulation de la Constitution de 2008. Composé de nombreux représentants issus de minorités ethniques, le NUG ne compte cependant aucun représentant Rohingya et ferait un geste fort en nommant un Rohingya.

Comment les Rohingya perçoivent-ils ces annonces du NUG, en quête de légitimité sur la scène internationale? Arifur nous confie que “si le NUG gagnait, il pourrait y avoir des espoirs [d’amélioration et de reconnaissance des droits] de toutes les minorités ethniques de Birmanie, y compris les Rohingya. Mais je n’ai beaucoup d’espoir quant à leur accession au pouvoir, puisqu’ils n’ont [à l’heure actuelle] pas le pouvoir”. Plusieurs témoignages recueillis en Birmanie montrent que les Rohingya ne pourront véritablement croire qu’en ce qu’ils voient, après tant de décennies de persécution. Les promesses et les annonces sont de peu de poids face à tant de destins individuels brisés par l’aliénation et la répression. On a pu voir aussi que ces annonces du NUG concernant les Rohingya ont suscité de très vives réactions hostiles parmi les nationalistes arakanais, montrant à quel point les divisions restent fortes en territoire birman. D’ailleurs, le NUG est lui-même divisé sur le sujet, composé à la fois de membres progressistes et de personnalités qui incarnent la politique menée par la LND. Si la défiance est compréhensible, il est frappant de voir qu’elle n’empêche cependant pas les appels à l’unité d’être entendus, voire même de l’emporter face à l’ennemi commun.

Une quête persistante de justice

Avec le retour de la junte militaire, quelles perspectives de justice internationale pour les Rohingya ? Les procédures initiées devant la Cour pénale internationale (CPI) (qui juge de responsabilités pénales individuelles) et devant la Cour internationale de Justice (CIJ) (qui concerne la responsabilité de l’Etat birman) se poursuivent sans faire parler d’elles, tout en étant affectées par le chaos qui règne dans le pays. Qui va représenter l’Etat birman devant la CIJ ? Le retour de la junte militaire rend encore plus pressante la nécessité pour des Etats comme la France d’appuyer la requête gambienne devant la CIJ mettant en cause l’Etat birman pour violation de la Convention de l’Onu de 1948 sur la prévention du génocide, alors que les Pays-Bas et le Canada ont déjà apporté cet appui formel. Ces procédures internationales, malheureusement longues et incertaines, restent essentielles dans la quête de justice des Rohingya.

La répression menée par la junte depuis février 2021 ne fait que souligner l’importance de la justice et de la lutte contre l’impunité face aux crimes commis par l’armée birmane, de nouveau mise en cause pour des crimes contre l’Humanité. Fait notable, en août 2021 des survivants Rohingya ont témoigné devant un juge pour la première fois, dans le cadre de la procédure judiciaire lancée en Argentine en novembre 2019 à l’initiative de l’ONG BROUK, basée à Londres. Le juge argentin, saisi au nom du principe de la compétence universelle, doit encore statuer sur sa compétence dans une procédure qui représente un formidable espoir de justice pour les Rohingya.  

L’unité nouvelle face à l’ennemi commun apporte peut-être une prise de conscience sur l’importance de la justice après des décennies d’impunité. Le combat pour la justice mené par les Rohingya et d’autres minorités ethniques du pays victimes de crimes contre l’Humanité et de crimes de guerre pourrait-il s’en trouver renforcé ? Le NUG a annoncé sa volonté de reconnaître la compétence de la Cour Pénale Internationale (CPI) à compter de février 2002, ce qui représente un tournant majeur. Le NUG avait  en effet, dans un premier temps, pris position pour une reconnaissance de la compétence de la CPI à compter du 1er février 2021 seulement… Le 19 août 2021, l’ONG Fortify Rights a publié une analyse juridique à l’appui de cette initiative du NUG.

Pour Arifur, le plus grand succès de la RSU est d’avoir oeuvré il y a quelques années pour la reconnaissance officielle du 25 août comme étant celui de la journée de mémoire du génocide Rohingya, commémorée annuellement depuis par les Rohingya au Bangladesh et dans le monde.

En ce 25 août 2021, nous pouvons souligner que le jour du souvenir sera commémoré par un public nouveau composé de birmans ayant pris conscience des crimes subis par les Rohingya et les minorités ethniques du pays.

24 août 2021 : des femmes manifestent en soutien des femmes Rohingya à Mandalay.

Le 25 août marque aussi le National Apology Day, avec l’espoir d’une Birmanie unifiée dans son rejet de la junte militaire et de ses crimes, et dans sa quête de justice et de démocratie.


Le 24 août 2021

Arjuna Lebaindre


1er février – 1er août 2021 :  le courage d’un peuple face à 6 mois de folie meurtrière et dévastatrice

1er février – 1er août 2021 : le courage d’un peuple face à 6 mois de folie meurtrière et dévastatrice

Coutumier d’un destin national brisé par une guerre civile qui mine le pays depuis 1948 et par l’accaparement liberticide du pouvoir par une junte militaire depuis 1962, le peuple birman traverse en 2021 l’un des plus tragiques drames de son histoire. Le 1er août 2021 marquera les six mois de la tentative de coup d’Etat du 1er février, perpétrée par l’armée, vraisemblablement une initiative personnelle du dictateur Min Aung Hlaing, motivée par la peur de voir son pouvoir se déliter et la volonté de préserver ses intérêts personnels. Tandis que le chef de la junte semble frappé d’une folie meurtrière qui entraîne le pays dans le chaos et la violence, nous reprenons le terme de “tentative de coup d’Etat” pour mettre en avant le fait que la junte est loin de contrôler l’élan révolutionnaire qu’elle a engendré et qui vise à la renverser une bonne fois pour toutes.

Une répression polymorphe et généralisée

Le bilan du premier semestre post-tentative de putsch est sombre. La tentative de coup d’Etat du 1er février est venu interrompre un processus de transition démocratique fragile constamment malmené. Le pays aux mille pagodes est empêtré dans une spirale de violence et fait face à la déliquescence de son système politique, de son économie et de son ordre social. Un manifestant de la révolution du printemps birman résume bien la triste trajectoire empruntée par la Birmanie: “notre pays était comme un oiseau qui apprenait tout juste à voler, mais la junte nous a coupés les ailes”.

Au 29 juillet 2021, les chiffres de la répression menée par le Conseil administratif d’Etat (SAC), publiés par l’Association d’assistance aux prisonniers politiques (AAPP), sont sans appel : près de 1000 morts, 7000 personnes arrêtées (dont plus de 5400 encore détenues) et 2000 Birmans en fuite pour échapper à des mandats d’arrêt. Des cas de torture dans la rue ou en prison sont relatés chaque jour, des exécutions sommaires et arbitraires ont lieu quotidiennement, tandis que des crimes de guerre, des crimes contre l’Humanité et autres violations des droits humains (violences sexuelles, négation du droit à un procès équitable, violences physiques gratuites à l’encontre de simples citoyens, pillage de domicile, rasage d’un village entier…) commis par le SAC sont documentés.

La liberté de la presse, déjà l’objet de fortes attaques avant la tentative de putsch, est désormais réduite à néant. Myanmar Now, The Irrawaddy, Mizzima, 7 Day News, Democratic Voice of Burma, Myanmar Times, Khit Tit Media, Frontier Myanmar et bien d’autres ont vu leur licence retirée ou leur mission d’information sérieusement mise à mal. Au total, Reporters Sans Frontières rapporte que 98 journalistes ont été arrêtés depuis février et que 43 d’entre eux sont encore derrière les barreaux, notamment l’éditeur en chef de Frontier Myanmar, l’américain Danny Fenster, arrêté le 24 mai dernier. En dépit de cette situation délétère, de nombreux journalistes ou citoyens admirables de courage continuent de nous informer sur ce qui se passe en Birmanie, au risque “d’être emprisonnés ou tués”, selon les mots de Swe Win, éditeur en chef de Myanmar Now.

Mais les journalistes ne sont pas les seules cibles du régime militaire. Dans son entreprise répressive criminelle, la junte birmane ne fait aucune distinction : femmes, enfants, handicapés, artistes, médecins et personnel soignant, professeurs, politiciens, moines, citoyens d’ethnie Bamar ou non, tous subissent le déchaînement inouï et terroriste du SAC. Parmi les artistes, les poètes ont été particulièrement visés depuis février. Beaucoup ont trouvé la mort ou sont emprisonnés. Dans certains des cas les plus affreux, la dépouille d’un poète a été rendue à sa famille atrocement mutilée avec des organes manquants, tandis qu’un autre a été brûlé vif. Pour marquer leur refus de la junte, les lycéens et étudiants du pays entier, rejoints par le corps enseignant, ont massivement boycotté la rentrée des classes il y a quelques mois, refusant de se soumettre au “système éducatif esclavagiste” des militaires.

Le personnel soignant dans son ensemble a été le premier corps de métier à prendre part au mouvement de désobéissance civile (CDM) et à faire grève pour protester contre le retour de la junte. La répression à son égard a été parmi les plus brutales. Lors de la seule semaine du 12 juillet, Tom Andrews, Rapporteur spécial de l’Onu sur la situation des droits de l’Homme en Birmanie, rapporte “240 cas documentés qui prouvent que des soldats ont attaqué des dispensaires et du personnel médical”. Depuis février, l’Onu souligne que 67 médecins ont été arrêtés et que 600 soignants font l’objet d’un mandat d’arrêt. Une répression d’autant plus absurde et cruelle que le pays est aux abois depuis quelques semaines, face à la pénétration du variant delta en Birmanie. La troisième vague de Covid-19 qui ravage le pays met tristement en lumière les pénuries en oxygène et en médicaments, et l’effondrement d’un système de santé déjà fragile. La situation sanitaire en Birmanie compte sans aucun doute parmi les pires au monde.

Des conflits généralisés, une population civile martyrisée

Les combats qui ont éclaté au mois de mars continuent d’empirer. Les états ethniques sont le théâtre d’affrontements armés de haute et moyenne intensités entre organisations ethniques armées (OEA) et bataillons de résistance civile (PDF) d’un côté, et forces armées birmanes de l’autre. Des combats ont lieu dans les états septentrionaux Kachin et Shan (Kachin Independence Army surtout, mais également la Ta’ang National Liberation Army, la Shan State Army-North, la Shan State Army-South, la Myanmar National Democratic Alliance Army et PDF locales), dans les états orientaux Kayah et Kayin (Karenni Army, Karenni Nationalities Defence Force, Karen National Liberation Army, Karen National Defence Organisation) et dans l’état occidental Chin (Chin National Front, Chinland Defence Force). Les régions du noyau central Bamar ne sont pas en reste. Divers PDF des régions de Sagaing, Magway, Mandalay, Bago, Tanintharyi, Yangon et Ayeryawaddy sont engagés dans une lutte asymétrique contre la Tatmadaw, usant de tactiques empruntées à la guérilla pour riposter à la junte. Les PDF du Sagaing, les premiers et les plus véhéments adversaires de l’armée birmane, rencontreraient toutefois d’énormes difficultés et le rapport de force serait en train de tourner à l’avantage de la junte… Incroyablement calme depuis la tentative de coup d’Etat, l’état Arakan demeure épargné par les combats, ce qui s’expliquerait par des accords tacites et non rapportés entre l’Arakan Army (AA), la junte et la Chine, qui détient des intérêts multiples et colossaux dans l’Arakan (pipelines acheminant gaz et pétrole de Sittwe à Kunming, capitale provinciale du Yunnan, construction en cours d’un port en eaux profondes à Kyaukpyu, matières premières et ressources naturelles inexplorées dans le nord de l’Arakan)…

Tom Andrews avertissait fin juin que la situation dans l’état oriental Kayah était si abominable que des “morts en masse de faim, de maladies ou d’exposition au danger” pourraient survenir dans les semaines à venir si la situation ne tendait pas vers une quelconque amélioration. L’état Kayah est en effet touché par une crise humanitaire sans précédent, avec des dizaines de milliers de civils contraints à fuir les hostilités dans la jungle. Il en va de même dans certaines parties des états Kayin, Kachin, Shan et Chin. Environ 250 000 déplacés à l’échelle nationale tentent de survivre dans des conditions très sommaires, composant avec la pluie torrentielle, la menace de frappes aériennes, la propagation de maladies et l’absence de medicaments. Pour ne rien arranger, l’aide humanitaire ne parvient pas à atteindre toutes les personnes qui en ont besoin et à alléger leurs multiples souffrances. Nourriture, médicaments et produits non-alimentaires destinés aux personnes déplacées sont fréquemment détruits, brûlés ou réquisitionnés par l’armée birmane. Sans surprise, mais de façon choquante, travailleurs humanitaires et volontaires locaux sont devenus des cibles de choix, et mènent leurs activités solidaires et caritatives au péril de leur vie. Dans les territoires moins touchés par les conflits, la vie demeure difficile tant l’économie du pays est à l’arrêt : l’argent liquide se fait rare, l’inflation est importante et les activités génératrices de revenus s’amenuisent. La pauvreté explose et selon la Banque Mondiale l’économie birmane va connaître une récession de 18% en 2021.

Une résistance héroïque

A la différence des mouvements de contestation précédents (1962, 1988, 2007), le printemps birman de 2021 met en exergue une population birmane bien plus hétéroclite sociologiquement, bien plus unie dans sa lutte contre le fascisme et beaucoup plus déterminée (s’agissant notamment du boycott de produits militaires et de la volonté de faire chuter la junte en paralysant l’économie du pays).

De façon inédite, les femmes jouent un rôle de premier plan dans la révolution de 2021. Héroïques, elles sont militantes, journalistes, artistes, soldates, volontaires, infirmières, doctoresses, enseignantes, mères et soeurs. Des stars et des citoyennes ordinaires ont quitté leur confort pour dénoncer la tentative de putsch, certaines n’hésitant pas à se mettre en première ligne des manifestations au péril de leur vie — à l’instar d’Angel, morte d’une balle dans la tête et symbole de la participation active des femmes dans le combat démocratique — quand d’autres ont tout abandonné pour prendre les armes (Htar Htet Htet, qui avait représenté le Myanmar lors d’un concours international de beauté en Thaïlande), ou continuent de combattre la junte à l’étranger (Nant, exilée aux Etats-Unis, ou Miss Myanmar, profitant de la médiatisation du concours). Courageuses, les femmes se sont jointes au CDM et s’exposent aux atrocités de l’armée, familière de l’usage des violences sexuelles comme armes de guerre. Human Rights Watch rapporte les humiliations et négations des droits des femmes en prison.

La révolution de Thingyan est sans l’ombre d’un doute celle de la génération Z. Cette dernière, qui a connu un intermède semi-démocratique, qui a grandi avec l’électricité et internet, et qui est ouverte sur le monde, se différencie grandement des générations précédentes. La génération Z est capable de mobiliser la technologie pour faire entendre sa voix. Quotidiennement, malgré la répression et la peur, des manifestations éclairs (flash mobs) filmées sur des téléphones portables alimentent les réseaux sociaux (Facebook et Twitter), tandis que des campagnes de soutien/solidarité et des expositions artistiques sont rendues possibles grâce cette dimension technologique qui n’existait pas lors des révolutions antérieures. Politiquement plus éduquée, progressiste et sensible, la génération Z a, dans les premières semaines suivant le 1er février et partout dans le pays, stimulé tout un peuple à investir les rues en frappant des casseroles, en tambourinant sur des instruments à percussion, en scandant fort des chants et slogans de protestation à l’aide de haut-parleurs, en brandissant des drapeaux de la Ligue nationale pour la démocratie (LND) et des états ethniques, et en levant haut le bras avec les trois doigts levés. Grâce à la génération Z, l’horreur de la répression est documentée et les signes de défiance visionnables instantanément aux quatre coins du globe. La génération Z se distingue enfin par sa conscience du sort réservé aux minorités ethniques par le pouvoir central ces dernières décennies. Les manifestations d’empathie envers les Karen, Kachin ou Rohingya sont une nouveauté, ce qui se reflète dans l’intégration par le gouvernement en résistance, le National Unity Government (NUG) de toutes ces problématiques, à la différence notoire de la LND, qui menait une politique Bamar-centrée, source de nombreuses accusations et blocages.

Quelques jours après la tentative de coup d’Etat de février, des parlementaires élus au suffrage universel mais déchus de leurs fonctions ont créé un parlement dissident, le Committee Representing Pyidaungsu Hluttaw, dit CRPH. Ce dernier a ensuite procédé à la formation, en mars dernier, d’un gouvernement d’unité nationale, le NUG, qui se bat depuis pour sa reconnaissance en tant que seul et unique gouvernement légitime de Birmanie. La composition du NUG et sa volonté affichée de renverser la junte pour établir une démocratie fédérale représentative et inclusive de toutes les minorités ethniques de Birmanie est sans équivalent dans l’histoire politique du pays. En effet, c’est la première fois qu’un gouvernement compte, en plus des Bamar, des Kachin, Karen, Shan, Karenni, Chin, Shanni, Môn ou Palaung occupant des fonctions de premier plan. Un membre de la communauté LGBT+ fait également partie du NUG, tandis que les femmes sont bien plus représentées que par le passé.

Toutefois, malgré de nombreuses déclarations d’intention, de soutien au peuple birman, et de condamnation du putsch et de la répression menée par le SAC, aucun pays ni organisation internationale n’a encore reconnu le NUG. L’Association des nations d’Asie du sud-est (ASEAN) se montre tout à fait incapable d’apporter une réponse appropriée face à la crise birmane, et encore moins en mesure d’offrir des solutions pour un retour à la paix et à la stabilité. Son “consensus en 5 points” a été immédiatement transgressé par Min Aung Hlaing dès son retour en Birmanie, ce qui n’est pas sans accommoder les intérêts de Pékin, qui voit en une ASEAN faible un moyen d’avancer ses pions en Asie du sud-est. Accusée par beaucoup d’être l’instigatrice ou a minima d’avoir eu vent du coup d’Etat, la Chine a clairement multiplié les signes de soutien à Naypyidaw au fil des mois. Bien qu’elle n’irait pas jusqu’à la défendre coûte que coûte si ses intérêts financiers et industriels étaient menacés, c’est elle qui, de concert avec Moscou, bloque toute avancée dans la résolution de la crise à travers une initiative multilatérale. La Russie a vu en Birmanie une opportunité de conclure de juteux contrats de vente d’armes et de mettre un pied en Asie du Sud-Est. Le veto de ces deux puissances bloque toute résolution du Conseil de sécurité de l’Onu.

Six mois après la tentative de prise illégale et illégitime du pouvoir par le SAC, le facteur qui pourrait permettre véritablement de mettre fin à six décennies d’oppression militaire serait une désintégration de la Tatmadaw de l’intérieur. La survenue d’une telle éventualité est difficile à mesurer. Si des défections ont bel et bien eu lieu, et si les déserteurs soutiennent qu’une majorité des troupes désapprouvent la politique sanguinaire de Min Aung Hlaing, un dilemme cornélien se dresse pour ceux qui seraient tentés de faire défection. Les soldats vivent dans des casernes où ils sont étroitement et constamment surveillés, et leurs familles seraient exposées à des représailles. Le Covid-19 est l’autre élément qui pourrait contribuer à affaiblir la Tatmadaw. Des bataillons entiers seraient infectés, et la gestion calamiteuse de la crise pourrait affaiblir la junte, qui reconnaît ne pas être en mesure de faire face à la situation sanitaire et qui est loin de contrôler le pays qu’elle met à feu et à sang.

Si la situation sanitaire appelle une intervention humanitaire massive et urgente dont la mise en oeuvre pose d’énormes défis, c’est aussi une question de volonté politique, qui manque encore à la communauté internationale pour appuyer concrètement les aspirations démocratiques du peuple birman. Les sanctions ciblées adoptées contre la junte et ses intérêts économiques sont importantes, mais restent insuffisantes. Les devises du secteur gazier continuent d’alimenter la politique criminelle de la junte et nul doute qu’un pourrissement de la situation au profit de la junte ou un “compromis militaro-civil” – désormais impossible – ne serait pas pour déplaire à certains. Mais les birmans veulent faire table rase de la junte qui obscurcit tout avenir et il reste beaucoup à faire pour les soutenir. Au nom de l’incroyable courage du peuple birman, le temps qui passe ne doit pas être synonyme de démobilisation.

Le 31 juillet 2021

Arjuna Lebaindre

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1996-2021 : Info Birmanie, c’est 25 ans de mobilisation sur la situation des droits humains et de relai des luttes pro-démocratie en Birmanie

Info Birmanie commémore ses 25 ans cette année, avec une actualité tragique qui nous replonge dans le passé de la lutte contre la dictature tout en augurant de dynamiques nouvelles. Depuis le coup d’Etat militaire du 1er février, la population birmane est mobilisée avec une détermination et un courage inégalés pour faire tomber la junte.

Faire un don à Info Birmanie :

* C’est appuyer notre plaidoyer ciblant les entreprises françaises en lien avec l’armée birmane

* C’est soutenir notre action de relai des voix de la société civile birmane visant à restaurer la démocratie

>>> 25 % de votre don sera alloué à Burma Campaign UK, une organisation partenaire basée à Londres qui fournit de l’aide directe aux populations déplacées et aux activistes en danger

Depuis le coup d’Etat du 1er février, Info Birmanie a réalisé plus de 40 interviews dans la presse, mettant en relation de nombreux médias français avec des activistes birmans. Info Birmanie poursuit son action de plaidoyer qui cible des entreprises françaises en lien avec l’armée, dans le cadre de la campagne Justice For Myanmar.

L’association se mobilise pour interpeller Total sur son financement de la junte, à travers des campagnes inter-associatives, des manifestations, la publication d’informations dans la presse et sur les réseaux sociaux, des contacts avec des élus.

Info Birmanie participe à plusieurs réseaux de coordination pour identifier des actions communes et s’inscrit dans des initiatives visant à restaurer la démocratie en Birmanie, solidaire du mouvement de désobéissance civile et de la mobilisation sans précédent du peuple birman contre la junte.

Théâtre de violents affrontements, l’état Kayah abrite l’une des pires catastrophes humanitaires

Théâtre de violents affrontements, l’état Kayah abrite l’une des pires catastrophes humanitaires

La situation humanitaire dans l’état Kayah est catastrophique et risque de se détériorer davantage encore dans les semaines et mois à venir. Plus de 100 000 personnes, soit environ un tiers de la population de l’état Kayah (300 000 habitants) — le plus petit des sept états que compte la Birmanie, à l’est du pays — ont été déplacées par les affrontements entre les troupes du Conseil administratif d’Etat (SAC), la Tatmadaw, et une coalition de bataillons armés issus de la résistance civile et d’organisations ethniques armées (OEA). Un gigantesque afflux de personnes déplacées internes (IDP) — dont de nombreux enfants, femmes et personnes âgées — ont dû fuir les hostilités et se réfugier dans les montagnes et collines des états Kayah et Shan pour se prémunir des tirs, bombes et frappes aériennes de l’armée birmane.



            Une population déplacée en péril

Livrées à elles-mêmes, les personnes déplacées (IDP) vivent dans des conditions épouvantables. Les témoignages sont nombreux et font état d’une situation inhumaine. Une mère de deux enfants en bas âge raconte qu’elle a initialement construit une tente proche de son village d’origine, espérant pouvoir s’y cacher. Mais la peur de la Tatmadaw l’a poussé à se réfugier plus loin : « nous étions terrifiés par les frappes aériennes. La seule pensée des frappes m’effrayait vraiment. C’est pour cela que j’ai bougé ici. Nous pensions que des civils se faisaient tuer par les frappes. Ils sont impitoyables envers les civils. Ils sont capables de tout ». A la peur et à l’incertitude s’ajoute l’incompréhension du traitement que leur réserve la junte. Pourquoi une telle frénésie, se demande-t-elle : « nous ne savons pas quels crimes nous avons commis pour mériter [un tel acharnement]. Nous essayions seulement de gagner notre vie sans provoquer qui que ce soit. Nous n’avons rien fait de mal. J’espère qu’ils [le SAC, gouvernement institué le 2 février 2021 par les leaders putschistes] comprendront un jour ». Dans l’immédiat, rien n’est moins sûr tant la Tatmadaw semble mue par une démence meurtrière impitoyable, tuant à tout-va, détruisant tout sur son passage. La même mère de famille s’inquiète de l’avancée des troupes vers les foyers de déplacés, car si les soldats de Demoso « attaquent encore nos camps, nous n’aurons nulle part où aller. Nous ne pourrons échapper à notre mort. Ils n’ont ni empathie ni compassion. S’ils ne discernent pas le bien du mal, nous serons entièrement sans défense ». 

Ce constat  est corroboré par une infirmière originaire de l’état Kayah qui, à l’instar des docteurs et du personnel médical, a répondu aux appels à la grève, se joignant très tôt au mouvement de désobéissance civile (CDM) national consécutif au coup d’Etat du 1er février 2021. Ses motivations? « Je savais dans mon coeur que le putsch n’était pas juste. J’ai fait ce choix en mon âme et conscience. Je l’ai fait avec mon libre arbitre ». L’hôpital dans lequel elle travaillait auparavant est aujourd’hui au coeur des lieux d’affrontements entre les bataillons de résistance civile et les troupes birmanes. Aujourd’hui, elle fait partie des nombreuses personnes désormais déplacées par la guerre, en pensant à sa vie d’avant : « je déprime. J’ai rejoint le CDM, et maintenant je suis déplacée moi-même. Je continue malgré tout de penser que je suis du bon côté. J’essaye de tenir en me disant cela ». Malgré sa tristesse et son impuissance, cette infirmière est une héroïne et passe ses journées à aider ses compagnons d’infortune. Comme il n’y avait pas de médecins au sein du camp de déplacés où elle se trouve, elle a commencé à organiser et à prodiguer des soins à tous ceux qui en ont besoin. Toutefois, dit-elle, « je suis très chagrinée. Lorsque je vois des patients que je sais comment soigner mais que les médicaments dont ils besoin ne sont pas disponibles, j’en suis très attristée. Je veux seulement que la révolution vainque rapidement ». Mais elle craint que « si la situation reste la même, l’état Kayah [connaisse] des moments encore plus tragiques. Si les médicaments venaient à manquer, nous ne pourrions que regarder les gens mourir. Si la nourriture venait à manquer, devrions-nous nous battre entre nous pour en avoir ? J’espère que tout le monde, y compris la communauté internationale, nous aidera. Je prie continuellement ».

La communauté internationale préoccupée par la situation humanitaire mais attentiste face aux exactions et crimes de guerre commis par la Tatmadaw

Les prières de cette infirmière, tout comme celles du pape François, qui plaide pour l’ouverture de couloirs humanitaires, et celles du cardinal Charles Maung Bo, archevêque de Yangon, qui parle d’une « terrible tragédie humanitaire [alors que] de nombreux enfants et personnes âgées sont contraints à être affamés et sont privés d’aide médicale », suffiront-elles à améliorer la situation dans l’état Kayah à l’heure où la Tatmadaw vise précisément des édifices à destination non militaire, notamment religieux, où se réfugient précisément les civils ? Car, afin d’anéantir toute forme de résistance dans les zones meurtries par les conflits, les innombrables crimes de guerre incluent notamment la destruction d’établissements scolaires et hospitaliers et la prise pour cible des humanitaires, infirmiers, docteurs et cuisiniers volontaires en recourant à de l’artillerie lourde. L’armée birmane brûle et saccage également des sacs de nourriture, des médicaments voire un village entier. Et, à défaut de parvenir à mater la dissidence karenni, les soldats de la Tatmadaw bloquent les axes de communication, terrorisent, martyrisent et tuent la population civile avec des “intentions génocidaires” s’alarme une ONG locale.

Le 8 juin dernier, dans le village de Loi Ying dans le sud de l’état Shan, des militaires de la Tatmadaw ont brûlé 80 sacs de riz, trois bidons d’huile de cuisson, de la nourriture sèche, des médicaments et deux véhicules, dont une ambulance. Dans une autre bassesse caractéristique, les troupes birmanes ont détruit des provisions de riz et de médicaments dans la ville de Pekon (Shan) destinées à plus de 3000 personnes déplacées contraintes de fuir les violents affrontements du mois dernier dans les états Kayah et Shan.

Des habitants de Yangon organisent une distribution d’aide alimentaire pour des déplacés de l’état Kayah

Un habitant  raconte également certaines des nombreuses exactions que commettent les soldats birmans, poussant inexorablement les civils à se réfugier dans des collines plus sûres. Le 9 juin, « ils ont tiré sur deux femmes innocentes à Demoso. C’est ce qu’ils font, ils ont l’habitude de tirer de façon aléatoire. A Loikaw, personne n’est dans les rues après 9h du matin. J’imagine que c’est encore pire à Demoso. Il n’y a pas de refuge ici. Nous ne pouvions que fuir vers les collines et les montagnes plus à l’abri. Nous n’avons même pas de toits au-dessus de nous. Le nombre de déplacés ne cesse d’augmenter ». Les déplacés sont totalement démunis, manquent d’abris transitionnels, subissent, impuissants, des pluies torrentielles dévastatrices, ou n’ont pas accès à de l’eau salubre. L’armée bloquant l’aide humanitaire, les déplacés manquent de tout, et deux enfants sont déjà morts de maladie, tandis que « 25 femmes en état de grossesse avancée n’ont pas accès à des soins adéquats et souffrent de complications . Nous ne savons même pas comment les aider ».

La junte birmane fait preuve d’un profond mépris pour son propre peuple.  En environ 150 jours depuis sa prise illégale du pouvoir, elle a déjà tué plus de 900 civils, soit une moyenne de 6 personnes par jour… La situation actuelle dans l’état Kayah n’augure rien de bon pour la suite, à un moment où l’armée birmane souhaite encercler et isoler l’état Kayah afin d’épuiser la coalition de divers bataillons de résistance civile, regroupés au sein de la Karenni Nationalities Defence Force (KNDF), qui compte notamment la Karenni People’s Defence Force (KPDF).

Interviewé par un média local, un témoin des combats raconte que « toutes les routes vers le Kayah sont maintenant bloquées. Le SAC utilise de l’artillerie lourde indistinctement. J’ai entendu des tirs de fusil. J’ai entendu des bombardements. J’ai entendu des sons d’armes automatiques. Ce que nous entendions ne venait que d’un côté. Je crois que la Tatmadaw lançait une attaque unilatérale. L’armée birmane a déjà barricadé Loikaw [capitale de l’état Kayah]. En fait, c’était tout l’état Kayah, pas seulement Loikaw. Ils ont aussi bloqué les routes [vers Loikaw] depuis Taungoo et Taunggyi ».

Alors que selon le porte-parole de la KNPP, Khu Daniel, « les citoyens souffriront davantage », un combattant de la KPDF confie que « les soldats se rapprochent des abris où sont les déplacés. Notre bataillon se situe entre l’armée et les déplacés, qui sont juste derrière nous. Ils se rapprochent tous les jours. Nous ne savons même pas vers où les déplacés pourraient fuir à nouveau ».

Face à cette situation, le 2 juin dernier, le KNPP appelait d’urgence les Nations Unies, les gouvernements et les organisations humanitaires à l’aider à exhorter la junte birmane à immédiatement cesser de tuer et de détenir les humanitaires, à autoriser l’approvisionnement de nourriture et de biens de première nécessité en débloquant les routes et axes de transport actuellement fermés ; à cesser de recourir à la force à l’encontre des citoyens ; et de tenir le régime militaire pour responsable pour les actes d’agression armée contre les citoyens qui ont mené jusqu’à la guerre civile. Même son de cloche du côté de la Karenni Civil Society Network (KCSN), qui recommandait : d’une part, au SAC de cesser de faire la guerre et de commettre des atrocités envers les citoyens de l’état Karenni et du reste de la Birmanie, d’arrêter de bloquer l’aide humanitaire et de permettre aux ONG locales et internationales de porter assistance aux personnes déplacées, et de quitter le pouvoir pour que puisse être établie une véritable Union fédérale démocratique régie pas une nouvelle Constitution ; et d’autre part, aux organisations humanitaires internationales de fournir de l’assistance humanitaire à travers des corridors transfrontaliers en se coordonnant avec les leaders ethniques, de demander au régime militaire un libre accès aux déplacés pour leur apporter une assistance humanitaire, et d’arrêter tout soutien qui bénéficierait à la junte militaire.

L’Organisation des Nations Unies (ONU) a effectivement appelé le SAC à autoriser et à faciliter le déploiement de matériel et personnel humanitaires dans le cadre de missions urgentes d’assistance. Le Bureau des Nations Unies en Birmanie « s’inquiète de la possibilité [que certains déplacés] traversent les frontières internationales pour trouver refuge, comme c’est déjà le cas dans d’autres partie du pays », tandis que le Rapporteur spécial de l’Onu en Birmanie, Tom Andrews, avertit de la possibilité de « morts en masse [du fait de la] faim, de maladie ou d’exposition au danger ». Il reste que ces appels ne sont pas entendus par la junte, car au-delà de la formulation de vives préoccupations, la communauté internationale demeure impuissante et attentiste face à la répression de la Tatmadaw dans l’état Kayah. Un combattant de la KPDF déplore que « les condamnations de l’ONU contre le SAC ne sont pas efficaces. Les leaders militaires ont toujours composé avec les sanctions. Les sanctions ne marchent pas. La Tatmadaw commet des crimes de guerre sur les civils depuis des décennies. Pas seulement cette fois-ci. […] Ils devraient arrêter les leaders militaires. S’ils le faisaient, la crise actuelle sur le terrain serait résolue. Sans intervention armée de la communauté internationale, la crise post-putsch s’enlisera ».

            Des affrontements violents et asymétriques

« Ils utilisent des mortiers et nous ripostons avec des techniques de guérilla. Nous sommes préparés au pire. Nous les combattrons tant qu’ils seront au pouvoir », témoignait fin mai un combattant issu de la résistance civile participant aux affrontements dans l’état Kayah. Des combats asymétriques d’une très forte intensité, opposent depuis fin mai la Tatmadaw à diverses organisations ethniques armées (OEA) ainsi qu’à des formations armées issues de la résistance civile. Ces conflits ont plongé l’état Kayah dans une situation de catastrophe humanitaire et ses habitants dans la détresse et le dénuement le plus total.

carte des combats dans l’état Kayah

Mais comment en est-on arrivé là? Le 5 mai dernier, le gouvernement d’unité nationale (NUG) — gouvernement parallèle formé par des parlementaires déchus suite au coup d’Etat du 1er février — a annoncé la création d’une force de résistance civile, la People’s Defence Force (PDF). Tel que l’escompte le NUG, le PDF doit être un prélude à une véritable armée fédérale, coalition de toutes les OEA du pays. Cette annonce a auguré de la multiplication de formations citoyennes issues du mouvement de désobéissance civile (CDM) et prêtes à prendre les armes en se  réclamant du PDF, aux côtés d’autres qui se sont déjà constituées. Dès la fin du mois de mars en effet, divers bataillons civils armés ont commencé à apparaître dans l’ouest du pays, dans les régions de Sagaing, Magway et Mandalay ainsi que dans l’état Chin — notamment la Chinland Defence Force (CDF), qui s’est depuis officiellement jointe à l’appel lancé par le NUG. Combattant avec les moyens du bord — armes de fortune, cocktails molotov — et usant de tactiques de guérilla, ces bataillons civils opposent à  la violente répression de la Tatmadaw — l’armée birmane — une formidable résistance qui, bien qu’asymétrique, se révèle tout autant courageuse que redoutable.

Parmi les groupes de résistance civile locaux qui se sont spontanément formés depuis le 5 mai, plusieurs d’entre eux sont issus de l’état Kayah et ont fait grand bruit. Jusqu’à fin mai, l’état Kayah est resté en retrait des conflits entre l’armée birmane et les forces d’opposition, qu’elles soient civiles ou issues d’OEA, même si on peut noter l’arrestation par les autorités de quelques  74 jeunes  dans la ville de Hpruso – ensuite détenus à  Loikaw – probablement pour avoir participé à des entraînements militaires. Tout bascule le 21 mai, lorsque la Karenni People’s Defence Force (KPDF), un groupe local et ethnique de résistance civile, intègre  la liste des belligérants combattant la junte, au lendemain de l’arrestation de huit civils et fonctionnaires en grève. De  violents affrontements armés éclatent alors dans la municipalité de Demoso. Outre les combattants  civils, la Tatmadaw est également aux prises avec la Karenni Army (KA— branche armée de la Karenni National Progressive Party, ou KNPP) dans les municipalités de Hpasawng et de  Bawlakhe à partir du 20 mai,  suite à la destruction par la KA d’un drone de reconnaissance de l’armée birmane. Le 21 mai, la KPDF et une OEA locale parviennent à prendre le contrôle de trois postes de police à Demoso et Bawlakhe, tuant notamment trois policiers au cours de l’offensive. L’armée ne tarde pas à riposter le lendemain en mitraillant les quartiers résidentiels et en faisant usage d’explosifs. Les hostilités se poursuivent à un niveau d’intensité élevé, et deux jours plus tard, le 23 mai, un poste de police (utilisé comme une base militaire) est incendié et 20 soldats de la Tatmadaw trouvent la mort autour de la ville de Moebye, proche de la frontière entre les Etats Kayah et Shan. Le même jour, environ 25 autres soldats périssent le long de l’autoroute reliant la capitale  de l’état Kayah Loikaw à Demoso. En ce dimanche ensanglanté, la Tatmadaw perd plus de quarante soldats dans le seul Etat Kayah. Un revers qui inquiète au sein des plus hautes sphères de la junte, puisque le Ministre des Affaires intérieures du Conseil administratif d’Etat (SAC) se rend en urgence à Loikaw pour remobiliser ses troupes.

La situation dans l’est de la Birmanie est catastrophique  et fait écho à la situation du pays lors des événements d’août 1988 (le soulèvement 8888, réprimé dans le sang par la junte militaire d’alors la State Law and Order Reconciliation Council — SLORC). En effet, il y a 23 ans, de nombreux manifestants fuirent la répression et rejoignirent les territoires contrôlés par la Karen National Union (KNU), le plus ancien mouvement insurrectionnel de Birmanie, qui combat le pouvoir central depuis l’indépendance du pays en 1948. A l’époque, certains dissidents avaient intégré les régiments d’organisations ethniques armées (OEA) ou en avaient créé de nouvelles, à l’instar de l’ABSDF (All Burma Students’ Democratic Front), une OEA créée en novembre 1988, composée majoritairement d’étudiants exilés hostiles au coup d’Etat du SLORC, et qui a par la suite combattu la junte  aux côtés d’autres OEA telles que la Kachin Independence Army (KIA) ou la Karen National Liberation Army (KNLA). Mais à la différence de 1988, les dissidents d’aujourd’hui s’unissent pour former ensemble des factions civiles armées, lorsqu’ils ne fuient pas vers les  territoires contrôlés par des organisations ethniques armées (OEA) dans les états Karen, Kayah, Mon, Shan, Chin ou Kachin.

Humiliée, la junte s’en prend de plus en plus à des civils non armés, tirant sans distinction sur la foule et bombardant entre autres une église catholique de Loikaw. Au 31 mai, la KPDF affirme avoir abattu 106 soldats et perdu 26 combattants depuis le début des combats dans les municipalités de Loikaw, Demoso et Moebye. C’est également ce même jour qu’est formée la Karenni Nationalities Defence Force (KNDF), à partir notamment de diverses PDF Karenni. Alors qu’une désescalade des conflits ne semble aucunement se dessiner, la KNDF fait savoir à cette occasion qu’elle « adopte la politique de défense proposée par le NUG ». Le 15 juin, un cessez-le-feu a été annoncé entre la junte et les diverses factions armées karenni, mais il n’est pas respecté. L’armée déploie de nouvelles troupes et le conflit semble parti pour durer et pour se radicaliser davantage, avec les populations civiles en première ligne.

25 juin 2021

Arjuna Lebaindre

Birmanie :                              vers une extension de la guerre civile ?

Birmanie : vers une extension de la guerre civile ?

Un nombre de déplacés qui ne fait qu’augmenter

Selon les données du Haut-Commissariat aux Réfugiés de l’ONU publiées en mai 2021, environ 61 000 personnes ont été déplacées à l’intérieur de la Birmanie et 12 000 autres ont cherché refuge dans les pays voisins depuis le coup d’Etat du 1er février. Le HCR souligne qu’ “au cours de la première quinzaine de mai, de violents combats entre les forces armées et les organisations armées ethniques (EAO), en particulier dans les États Kayin, Kachin et Chin, ont tué des dizaines de combattants et déplacé à l’intérieur du pays des milliers de civils. »  Depuis lors, des données plus récentes publiées le 1er juin indiquent que ce sont entre 85 000 et 100 000 personnes qui ont été déplacées dans l’état Kayin en raison des hostilités.

Les déplacés internes que compte la Birmanie se trouvent majoritairement dans le sud-est du pays, puis dans les États Kachin et dans le nord de l’état Shan. Mais des milliers de personnes seraient également déplacées à l’intérieur de la Birmanie, dans l’état Chin et la région de Sagaing.

Comme le souligne MSF, “cette situation est due en grande partie à une résurgence des conflits dans les régions frontalières… principalement entre l’armée et les groupes armés de minorités ethniques, mais aussi, de plus en plus, avec les forces de défense populaires pro-démocratiques.”

Les OEA face à la junte : les offensives se multiplient

En mai, de nouvelles belligérances entre des organisations ethniques armées (OEA) et la Tatmadaw sont apparues, s’agrégeant à d’autres qui se sont poursuivies. Des sept Etats fédéraux que compte le pays, seuls les états Arakan et Môn ne sont pas le théâtre d’affrontements armés.

Dans sa lutte asymétrique contre la junte, la Kachin Independence Army (KIA) s’en est notamment prise à des camions citernes transportant du kérosène, galvanisant ses troupes et empêchant la Tatmadaw de mener les attaques aériennes qu’elle avait prévues dans le but de reprendre des bases stratégiques perdues au cours du mois dernier, à l’instar de la montagne d’Alaw Bum.

Toujours dans le nord du pays, la “Three Brotherhood Alliance Army” — l’alliance de l’Arakan Army (AA), la Ta’ang National Liberation Army (TNLA) et la Myanmar National Democratic Alliance Army (MNDAA) — continue de combattre la junte autour de la ville de Kutkai. Les nombreuses OEA de l’état Shan sont cependant désunies. Elles ne parviennent pas à se coordonner pour lutter d’une seule et même voix contre la junte.

La United Wa State Army (UWSA) ne semble aucunement inquiétée par la tournure que peuvent prendre les événements et reste, au même titre que la National Democratic Alliance Army (MNDAA), très silencieuse depuis le coup d’Etat du 1er février. Ces deux OEA sont lourdement impliquées dans le marché noir issu de la région du Triangle d’Or et semblent profiter du chaos post-putsch.

Pour ce qui est de la Shan State Army-South (SSA-S), qui a récemment combattu la TNLA, les dissensions qui l’opposent depuis l’Accord national de cessez-le-feu de 2015 à la Shan State Army-North (SSA-N) ont pris une tournure plus violente et pourraient embraser davantage encore un état Shan déjà déchiré par la guerre. La division qui règne au sein des OEA de l’état Shan est regrettable, car un front uni de ces OEA pourrait constituer l’une des clefs de la désintégration de la junte.

A l’est du pays, dans la lignée des violentes batailles du mois d’avril, la Karen National Liberation Army (KNLA) poursuit sa lutte contre le Conseil administratif d’Etat (SAC), le gouvernement formé par les putschistes suite à leur prise du pouvoir. Les combats ont lieu principalement dans l’état Kayin, mais également dans la régions de Thanintaryi et de Bago, où la KNLA est aussi présente.

Mais c’est une autre OEA, la Karenni People’s Defence Force (KPDF) de l’état Kayah, qui a fait couler beaucoup d’encre ces derniers jours s’agissant des combats ayant éclaté dans les régions orientales de Birmanie, dans les états Kayah et Shan. Lors d’affrontements de haute intensité le 23 mai, la KPDF a tué environ 40 soldats d’une Tatmadaw humiliée, qui a notamment envoyé l’un de ses hauts dignitaires en renfort, afin de remobiliser les troupes et de tenter de mater ce nouveau belligérant, en ayant notamment recours à des frappes aériennes.

A l’ouest du pays, la Chin National Front (CNF) s’est officiellement rangée auprès du gouvernement d’unité nationale (NUG) en résistance pour « anéantir » la junte, tandis que la Chinland Defence Force (CDF), une OEA formée fin avril par des civils issus du mouvement de désobéissance civile (CDM), est engagée dans une lutte contre la Tatmadaw certes asymétrique, mais très efficace.

L’intensification des hostilités dans l’état Chin contraste fortement avec l’absence totale d’escarmouches dans l’état voisin de l’Arakan, qui a pourtant été le lieu de certaines des plus violentes belligérances ces dernières années. Dépourvu d’affrontements armés, l’Arakan n’est en revanche pas à l’abri d’une grande désunion au sein de ses dirigeants et de ses OEA. Certains combattants arakanais se sont en effet joints à la KNLA et participent à la lutte armée contre la Tatmadaw dans l’est du pays.

La résistance civile se radicalise et prend les armes

A l’approche du mois de juin, la Birmanie abrite désormais une kyrielle de conflits armés entre OEA et pouvoir central. Mais la junte fait face depuis la fin du mois d’avril à une nouvelle forme d’opposition, avec la radicalisation de la résistance citoyenne issue du mouvement de désobéissance civile (MDC). Un nombre croissant de manifestants issus du MDC ont pris les armes et s’engagent dans une lutte armée contre la junte.

La résistance civile armée multiplie les actes de sabotage, la pose de bombes artisanales, riposte avec les moyens du bord aux assauts des militaires et policiers à l’encontre des citoyens. Elle cible aussi des politiciens de l’USDP (Union Solidarity and Development Party), l’un des partis allié aux militaires. L’un d’entre eux a par exemple été tué par balles par des assaillants à moto le 27 mai. 

En tout état de cause, trois des sept régions du pays — Sagaing (principalement), Mandalay et Magwe — abritent d’intenses affrontements armés entre forces de sécurité de la junte et combattants agissant seuls ou se réclamant de la People’s Defence Force (PDF), formée le 5 mai par le gouvernement d’unité nationale (NUG) en résistance.

Les grandes villes du pays — notamment Yangon ou Bago — ont également été témoin d’explosions de bombes artisanales. Ces dernières visent principalement soldats et policiers, mais également des sympathisants du Conseil administratif d’Etat (SAC). Ce fut notamment le cas le 28 mai, lorsqu’une explosion eut lieu lors du mariage d’une figure réputée proche des partis ultra-nationalistes et des cercles proches de la junte.

Le mois de mai voit donc la Birmanie en proie à situation chaotique qui semble diriger le pays vers une guerre civile prolongée et incontrôlée, un scénario redouté par de nombreux observateurs dès le mois de mars…

Arjuna Lebaindre

31 mai 2021