9 Mai 2022, L’invité(e) du mois – Entretien avec Htwe Htwe Thein, Professeur d’économie internationale à l’Université de Curtin en Australie
Contrairement aux actions entreprises par la communauté internationale en faveur de l’Ukraine, le soutien apporté au peuple birman dans sa lutte pour la démocratie a été critiqué comme étant beaucoup plus faible. Quelles sont les actions les plus nécessaires que la communauté internationale devrait entreprendre aujourd’hui pour soutenir le mouvement démocratique ?
Il est vrai que la Birmanie a reçu beaucoup moins d’attention et de réponses alors que la communauté internationale s’est mobilisée de manière décisive et efficace pour soutenir l’Ukraine. Les gouvernements et les entreprises se sont réunis très rapidement et de manière très coordonnée pour imposer des sanctions contre la Russie. En observant la crise ukrainienne, les habitants de la Birmanie ont trouvé la position ferme de la communauté internationale en faveur des droits de l’Homme encourageante, mais ils ont été perplexes et tristes en se demandant pourquoi ils n’obtenaient pas la même réponse étant donné que les deux cas sont de terribles crises des droits de l’Homme. Le peuple birman a grandement besoin de l’aide et de l’assistance de la communauté internationale. Premièrement, une crise humanitaire se profile. L’aide humanitaire de la communauté internationale est lente et décevante. Il serait bon de mettre en place un couloir humanitaire sécurisé pour fournir une assistance indispensable aux personnes déplacées qui ont fui leurs foyers en raison de l’attaque de la junte contre des civils. La faim et les déplacements ne feront qu’empirer si l’aide n’arrive pas rapidement. Politiquement, il est désormais clair que l’ASEAN n’a pas réussi à résoudre la crise en Birmanie et qu’il y a une impasse. La communauté internationale devrait s’unir non seulement pour apporter son soutien à l’ASEAN, mais aussi pour pousser ce bloc régional à prendre des mesures plus fortes et décisives. Ensemble, si elle est unie et intégrée, la communauté internationale peut aider à résoudre la crise en Birmanie.
Le peuple birman a récemment massivement boycotté la célébration de Thingyan, exprimant ainsi son rejet continu de la junte militaire, pendant que le mouvement de désobéissance civile (CDM) et la lutte armée se poursuivent. Comment décririez-vous la situation actuelle en Birmanie ?
La situation est politiquement très tendue, sans que l’on puisse actuellement entrevoir une fin à la violence et aux conflits. Sur le plan économique, les gens sont dans l’épreuve. Le pays est à court de liquidités et leurs économies bancaires sont menacées avec des limitations de retrait et une inflation qui augmente fortement, ce qui rend les prix des biens de consommation (en particulier les biens importés) beaucoup plus chers qu’auparavant. Dans ce contexte, il est très difficile de faire des affaires et les gens perdent confiance dans l’économie, au même titre que dans la gouvernance, la loi et l’ordre. Les personnes qui ont de l’argent liquide ont peur de le garder par crainte de déflation, voire de démonétisation, mais aussi à cause des risques de vol et de cambriolage. Certains citoyens sont engagés dans une frénésie d’achats, car ils préfèrent détenir leur épargne sous forme d’actifs plutôt qu’en espèces. Suite au coup d’État, le commerce international a été très affecté, les entreprises ont par exemple du mal à payer les importations, ce qui rend les biens importés rares et très chers. Les agriculteurs sont confrontés à de gros problèmes de manque d’accès aux prêts et/ou au capital. Les pénuries d’engrais (ils sont généralement importés) sont à l’origine de préoccupations majeures en raison de la baisse de la production et de la distribution de riz et de l’augmentation de l’insécurité alimentaire. La crise humanitaire semble s’aggraver. Avec l’approche de la saison sèche, les pénuries d’électricité vont avoir un impact sur les ménages, les usines et les fabricants. En outre, la sécurité personnelle est un facteur important qui a un impact sur la mobilité des personnes, inquiètent à juste titre pour leur sécurité au milieu du conflit.
Total et Chevron ont annoncé leur futur retrait de Birmanie, mais en attendant ces groupes continuent leurs paiements à la junte. Que vous inspirent ce retrait et ses modalités ?
Je ne suis pas en mesure de commenter le détail des plans de Total et Chevron pour gérer leur retrait du pays, ni des éventuels paiements prévus à la junte. Je crois que les transactions financières dans cette affaire sont effectuées en dehors de la Birmanie. S’il est interdit aux banques internationales de traiter des transactions impliquant des entreprises liées à la junte, il pourrait y avoir une possibilité d’arrêter les paiements. Mais, pour autant que je sache, dans ces circonstances, il se peut qu’il n’y ait pas de sanctions ou de restrictions actuelles en jeu pour empêcher les transferts. La question de savoir si Total et Chevron ont la capacité ou le pouvoir de refuser de participer aux transferts de revenus à la junte militaire est une question à laquelle ils doivent répondre avec la plus grande transparence. Le mouvement anti-coup d’État et pro-démocratie considère que le gouvernement du régime militaire est illégitime et a clairement demandé à Total et Chevron de réduire les paiements et les flux de revenus vers l’armée et de placer ces paiements sur un compte bloqué. Dans ces circonstances, il est très important que les entreprises soient transparentes, qu’elles fournissent des détails et un compte rendu public clair de tous les transferts qui se produisent (ou qui se produiront à l’avenir) dans le cadre du processus de retrait de Birmanie.
Certains craignent la quête de légitimité et de normalisation de la junte – notamment avec le projet d’organiser des élections en 2023 – alors que le peuple birman veut se débarrasser une fois pour toutes de la junte militaire. Au fil du temps, quel est le rapport de force entre le peuple et la junte sur le terrain ?
Ce serait une élection fictive, même si la junte allait de l’avant avec la tenue d’élections en 2023. Une majorité de personnes ne participeraient pas à l’élection et si elles le faisaient, ce serait très probablement à cause de la coercition du régime. Tant qu’il n’y aura pas d’avancées sur le consensus en cinq points de l’ASEAN (fin des violences, libération des prisonniers politiques, dialogue, etc.), la situation ne fera que s’aggraver. Le pouvoir est au peuple parce que les gens sont très unis dans leur combat contre la junte. Ils sont déterminés à ce que le régime militaire soit aboli cette fois-ci – l’armée a gouverné la Birmanie pendant 70 ans et de nombreuses personnes et de nombreux militants parlent de leur devoir historique de mettre fin à la domination militaire et d’en faire le moment décisif pour obtenir un régime civil et une véritable démocratie. Le sentiment que « nous ferons l’Histoire » se répercute dans tout le pays et dans la diaspora birmane vivant à l’étranger. Cette fois, le canon des fusils des militaires n’a qu’un effet limité, contrairement aux décennies précédentes. Ces militants sont très présents sur les réseaux sociaux, innovants et bien connectés à l’échelle internationale.
L’appel à l’unité et à une union démocratique fédérale au sein de la population a été présenté comme une évolution majeure depuis le coup d’État militaire de l’année dernière. Quels sont les défis pour que cet appel devienne réalité ?
C’est un virage sans précédent vers l’unité et une union démocratique fédérale. La reconnaissance officielle du gouvernement d’union nationale (NUG) par les gouvernements du monde entier serait un bon début. Actuellement, il y a eu un engagement diplomatique avec le NUG, mais seulement de manière informelle, pas formelle. La reconnaissance formelle du NUG augmenterait l’élan de la pression internationale sur le régime militaire et serait un pas en avant dans la tentative de résolution de la crise. Il est tout aussi important de maintenir un sentiment d’unité entre les différents groupes ethniques, politiques et de la société civile qui combattent un ennemi commun qui est la junte et, plus largement, la domination militaire de la société et de l’économie.