Coutumier d’un destin national brisé par une guerre civile qui mine le pays depuis 1948 et par l’accaparement liberticide du pouvoir par une junte militaire depuis 1962, le peuple birman traverse en 2021 l’un des plus tragiques drames de son histoire. Le 1er août 2021 marquera les six mois de la tentative de coup d’Etat du 1er février, perpétrée par l’armée, vraisemblablement une initiative personnelle du dictateur Min Aung Hlaing, motivée par la peur de voir son pouvoir se déliter et la volonté de préserver ses intérêts personnels. Tandis que le chef de la junte semble frappé d’une folie meurtrière qui entraîne le pays dans le chaos et la violence, nous reprenons le terme de “tentative de coup d’Etat” pour mettre en avant le fait que la junte est loin de contrôler l’élan révolutionnaire qu’elle a engendré et qui vise à la renverser une bonne fois pour toutes.
Une répression polymorphe et généralisée
Le bilan du premier semestre post-tentative de putsch est sombre. La tentative de coup d’Etat du 1er février est venu interrompre un processus de transition démocratique fragile constamment malmené. Le pays aux mille pagodes est empêtré dans une spirale de violence et fait face à la déliquescence de son système politique, de son économie et de son ordre social. Un manifestant de la révolution du printemps birman résume bien la triste trajectoire empruntée par la Birmanie: “notre pays était comme un oiseau qui apprenait tout juste à voler, mais la junte nous a coupés les ailes”.
Au 29 juillet 2021, les chiffres de la répression menée par le Conseil administratif d’Etat (SAC), publiés par l’Association d’assistance aux prisonniers politiques (AAPP), sont sans appel : près de 1000 morts, 7000 personnes arrêtées (dont plus de 5400 encore détenues) et 2000 Birmans en fuite pour échapper à des mandats d’arrêt. Des cas de torture dans la rue ou en prison sont relatés chaque jour, des exécutions sommaires et arbitraires ont lieu quotidiennement, tandis que des crimes de guerre, des crimes contre l’Humanité et autres violations des droits humains (violences sexuelles, négation du droit à un procès équitable, violences physiques gratuites à l’encontre de simples citoyens, pillage de domicile, rasage d’un village entier…) commis par le SAC sont documentés.
La liberté de la presse, déjà l’objet de fortes attaques avant la tentative de putsch, est désormais réduite à néant. Myanmar Now, The Irrawaddy, Mizzima, 7 Day News, Democratic Voice of Burma, Myanmar Times, Khit Tit Media, Frontier Myanmar et bien d’autres ont vu leur licence retirée ou leur mission d’information sérieusement mise à mal. Au total, Reporters Sans Frontières rapporte que 98 journalistes ont été arrêtés depuis février et que 43 d’entre eux sont encore derrière les barreaux, notamment l’éditeur en chef de Frontier Myanmar, l’américain Danny Fenster, arrêté le 24 mai dernier. En dépit de cette situation délétère, de nombreux journalistes ou citoyens admirables de courage continuent de nous informer sur ce qui se passe en Birmanie, au risque “d’être emprisonnés ou tués”, selon les mots de Swe Win, éditeur en chef de Myanmar Now.
Mais les journalistes ne sont pas les seules cibles du régime militaire. Dans son entreprise répressive criminelle, la junte birmane ne fait aucune distinction : femmes, enfants, handicapés, artistes, médecins et personnel soignant, professeurs, politiciens, moines, citoyens d’ethnie Bamar ou non, tous subissent le déchaînement inouï et terroriste du SAC. Parmi les artistes, les poètes ont été particulièrement visés depuis février. Beaucoup ont trouvé la mort ou sont emprisonnés. Dans certains des cas les plus affreux, la dépouille d’un poète a été rendue à sa famille atrocement mutilée avec des organes manquants, tandis qu’un autre a été brûlé vif. Pour marquer leur refus de la junte, les lycéens et étudiants du pays entier, rejoints par le corps enseignant, ont massivement boycotté la rentrée des classes il y a quelques mois, refusant de se soumettre au “système éducatif esclavagiste” des militaires.
Le personnel soignant dans son ensemble a été le premier corps de métier à prendre part au mouvement de désobéissance civile (CDM) et à faire grève pour protester contre le retour de la junte. La répression à son égard a été parmi les plus brutales. Lors de la seule semaine du 12 juillet, Tom Andrews, Rapporteur spécial de l’Onu sur la situation des droits de l’Homme en Birmanie, rapporte “240 cas documentés qui prouvent que des soldats ont attaqué des dispensaires et du personnel médical”. Depuis février, l’Onu souligne que 67 médecins ont été arrêtés et que 600 soignants font l’objet d’un mandat d’arrêt. Une répression d’autant plus absurde et cruelle que le pays est aux abois depuis quelques semaines, face à la pénétration du variant delta en Birmanie. La troisième vague de Covid-19 qui ravage le pays met tristement en lumière les pénuries en oxygène et en médicaments, et l’effondrement d’un système de santé déjà fragile. La situation sanitaire en Birmanie compte sans aucun doute parmi les pires au monde.
Des conflits généralisés, une population civile martyrisée
Les combats qui ont éclaté au mois de mars continuent d’empirer. Les états ethniques sont le théâtre d’affrontements armés de haute et moyenne intensités entre organisations ethniques armées (OEA) et bataillons de résistance civile (PDF) d’un côté, et forces armées birmanes de l’autre. Des combats ont lieu dans les états septentrionaux Kachin et Shan (Kachin Independence Army surtout, mais également la Ta’ang National Liberation Army, la Shan State Army-North, la Shan State Army-South, la Myanmar National Democratic Alliance Army et PDF locales), dans les états orientaux Kayah et Kayin (Karenni Army, Karenni Nationalities Defence Force, Karen National Liberation Army, Karen National Defence Organisation) et dans l’état occidental Chin (Chin National Front, Chinland Defence Force). Les régions du noyau central Bamar ne sont pas en reste. Divers PDF des régions de Sagaing, Magway, Mandalay, Bago, Tanintharyi, Yangon et Ayeryawaddy sont engagés dans une lutte asymétrique contre la Tatmadaw, usant de tactiques empruntées à la guérilla pour riposter à la junte. Les PDF du Sagaing, les premiers et les plus véhéments adversaires de l’armée birmane, rencontreraient toutefois d’énormes difficultés et le rapport de force serait en train de tourner à l’avantage de la junte… Incroyablement calme depuis la tentative de coup d’Etat, l’état Arakan demeure épargné par les combats, ce qui s’expliquerait par des accords tacites et non rapportés entre l’Arakan Army (AA), la junte et la Chine, qui détient des intérêts multiples et colossaux dans l’Arakan (pipelines acheminant gaz et pétrole de Sittwe à Kunming, capitale provinciale du Yunnan, construction en cours d’un port en eaux profondes à Kyaukpyu, matières premières et ressources naturelles inexplorées dans le nord de l’Arakan)…
Tom Andrews avertissait fin juin que la situation dans l’état oriental Kayah était si abominable que des “morts en masse de faim, de maladies ou d’exposition au danger” pourraient survenir dans les semaines à venir si la situation ne tendait pas vers une quelconque amélioration. L’état Kayah est en effet touché par une crise humanitaire sans précédent, avec des dizaines de milliers de civils contraints à fuir les hostilités dans la jungle. Il en va de même dans certaines parties des états Kayin, Kachin, Shan et Chin. Environ 250 000 déplacés à l’échelle nationale tentent de survivre dans des conditions très sommaires, composant avec la pluie torrentielle, la menace de frappes aériennes, la propagation de maladies et l’absence de medicaments. Pour ne rien arranger, l’aide humanitaire ne parvient pas à atteindre toutes les personnes qui en ont besoin et à alléger leurs multiples souffrances. Nourriture, médicaments et produits non-alimentaires destinés aux personnes déplacées sont fréquemment détruits, brûlés ou réquisitionnés par l’armée birmane. Sans surprise, mais de façon choquante, travailleurs humanitaires et volontaires locaux sont devenus des cibles de choix, et mènent leurs activités solidaires et caritatives au péril de leur vie. Dans les territoires moins touchés par les conflits, la vie demeure difficile tant l’économie du pays est à l’arrêt : l’argent liquide se fait rare, l’inflation est importante et les activités génératrices de revenus s’amenuisent. La pauvreté explose et selon la Banque Mondiale l’économie birmane va connaître une récession de 18% en 2021.
Une résistance héroïque
A la différence des mouvements de contestation précédents (1962, 1988, 2007), le printemps birman de 2021 met en exergue une population birmane bien plus hétéroclite sociologiquement, bien plus unie dans sa lutte contre le fascisme et beaucoup plus déterminée (s’agissant notamment du boycott de produits militaires et de la volonté de faire chuter la junte en paralysant l’économie du pays).
De façon inédite, les femmes jouent un rôle de premier plan dans la révolution de 2021. Héroïques, elles sont militantes, journalistes, artistes, soldates, volontaires, infirmières, doctoresses, enseignantes, mères et soeurs. Des stars et des citoyennes ordinaires ont quitté leur confort pour dénoncer la tentative de putsch, certaines n’hésitant pas à se mettre en première ligne des manifestations au péril de leur vie — à l’instar d’Angel, morte d’une balle dans la tête et symbole de la participation active des femmes dans le combat démocratique — quand d’autres ont tout abandonné pour prendre les armes (Htar Htet Htet, qui avait représenté le Myanmar lors d’un concours international de beauté en Thaïlande), ou continuent de combattre la junte à l’étranger (Nant, exilée aux Etats-Unis, ou Miss Myanmar, profitant de la médiatisation du concours). Courageuses, les femmes se sont jointes au CDM et s’exposent aux atrocités de l’armée, familière de l’usage des violences sexuelles comme armes de guerre. Human Rights Watch rapporte les humiliations et négations des droits des femmes en prison.
La révolution de Thingyan est sans l’ombre d’un doute celle de la génération Z. Cette dernière, qui a connu un intermède semi-démocratique, qui a grandi avec l’électricité et internet, et qui est ouverte sur le monde, se différencie grandement des générations précédentes. La génération Z est capable de mobiliser la technologie pour faire entendre sa voix. Quotidiennement, malgré la répression et la peur, des manifestations éclairs (flash mobs) filmées sur des téléphones portables alimentent les réseaux sociaux (Facebook et Twitter), tandis que des campagnes de soutien/solidarité et des expositions artistiques sont rendues possibles grâce cette dimension technologique qui n’existait pas lors des révolutions antérieures. Politiquement plus éduquée, progressiste et sensible, la génération Z a, dans les premières semaines suivant le 1er février et partout dans le pays, stimulé tout un peuple à investir les rues en frappant des casseroles, en tambourinant sur des instruments à percussion, en scandant fort des chants et slogans de protestation à l’aide de haut-parleurs, en brandissant des drapeaux de la Ligue nationale pour la démocratie (LND) et des états ethniques, et en levant haut le bras avec les trois doigts levés. Grâce à la génération Z, l’horreur de la répression est documentée et les signes de défiance visionnables instantanément aux quatre coins du globe. La génération Z se distingue enfin par sa conscience du sort réservé aux minorités ethniques par le pouvoir central ces dernières décennies. Les manifestations d’empathie envers les Karen, Kachin ou Rohingya sont une nouveauté, ce qui se reflète dans l’intégration par le gouvernement en résistance, le National Unity Government (NUG) de toutes ces problématiques, à la différence notoire de la LND, qui menait une politique Bamar-centrée, source de nombreuses accusations et blocages.
Quelques jours après la tentative de coup d’Etat de février, des parlementaires élus au suffrage universel mais déchus de leurs fonctions ont créé un parlement dissident, le Committee Representing Pyidaungsu Hluttaw, dit CRPH. Ce dernier a ensuite procédé à la formation, en mars dernier, d’un gouvernement d’unité nationale, le NUG, qui se bat depuis pour sa reconnaissance en tant que seul et unique gouvernement légitime de Birmanie. La composition du NUG et sa volonté affichée de renverser la junte pour établir une démocratie fédérale représentative et inclusive de toutes les minorités ethniques de Birmanie est sans équivalent dans l’histoire politique du pays. En effet, c’est la première fois qu’un gouvernement compte, en plus des Bamar, des Kachin, Karen, Shan, Karenni, Chin, Shanni, Môn ou Palaung occupant des fonctions de premier plan. Un membre de la communauté LGBT+ fait également partie du NUG, tandis que les femmes sont bien plus représentées que par le passé.
Toutefois, malgré de nombreuses déclarations d’intention, de soutien au peuple birman, et de condamnation du putsch et de la répression menée par le SAC, aucun pays ni organisation internationale n’a encore reconnu le NUG. L’Association des nations d’Asie du sud-est (ASEAN) se montre tout à fait incapable d’apporter une réponse appropriée face à la crise birmane, et encore moins en mesure d’offrir des solutions pour un retour à la paix et à la stabilité. Son “consensus en 5 points” a été immédiatement transgressé par Min Aung Hlaing dès son retour en Birmanie, ce qui n’est pas sans accommoder les intérêts de Pékin, qui voit en une ASEAN faible un moyen d’avancer ses pions en Asie du sud-est. Accusée par beaucoup d’être l’instigatrice ou a minima d’avoir eu vent du coup d’Etat, la Chine a clairement multiplié les signes de soutien à Naypyidaw au fil des mois. Bien qu’elle n’irait pas jusqu’à la défendre coûte que coûte si ses intérêts financiers et industriels étaient menacés, c’est elle qui, de concert avec Moscou, bloque toute avancée dans la résolution de la crise à travers une initiative multilatérale. La Russie a vu en Birmanie une opportunité de conclure de juteux contrats de vente d’armes et de mettre un pied en Asie du Sud-Est. Le veto de ces deux puissances bloque toute résolution du Conseil de sécurité de l’Onu.
Six mois après la tentative de prise illégale et illégitime du pouvoir par le SAC, le facteur qui pourrait permettre véritablement de mettre fin à six décennies d’oppression militaire serait une désintégration de la Tatmadaw de l’intérieur. La survenue d’une telle éventualité est difficile à mesurer. Si des défections ont bel et bien eu lieu, et si les déserteurs soutiennent qu’une majorité des troupes désapprouvent la politique sanguinaire de Min Aung Hlaing, un dilemme cornélien se dresse pour ceux qui seraient tentés de faire défection. Les soldats vivent dans des casernes où ils sont étroitement et constamment surveillés, et leurs familles seraient exposées à des représailles. Le Covid-19 est l’autre élément qui pourrait contribuer à affaiblir la Tatmadaw. Des bataillons entiers seraient infectés, et la gestion calamiteuse de la crise pourrait affaiblir la junte, qui reconnaît ne pas être en mesure de faire face à la situation sanitaire et qui est loin de contrôler le pays qu’elle met à feu et à sang.
Si la situation sanitaire appelle une intervention humanitaire massive et urgente dont la mise en oeuvre pose d’énormes défis, c’est aussi une question de volonté politique, qui manque encore à la communauté internationale pour appuyer concrètement les aspirations démocratiques du peuple birman. Les sanctions ciblées adoptées contre la junte et ses intérêts économiques sont importantes, mais restent insuffisantes. Les devises du secteur gazier continuent d’alimenter la politique criminelle de la junte et nul doute qu’un pourrissement de la situation au profit de la junte ou un “compromis militaro-civil” – désormais impossible – ne serait pas pour déplaire à certains. Mais les birmans veulent faire table rase de la junte qui obscurcit tout avenir et il reste beaucoup à faire pour les soutenir. Au nom de l’incroyable courage du peuple birman, le temps qui passe ne doit pas être synonyme de démobilisation.
Le 31 juillet 2021
Arjuna Lebaindre